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ANG RITA SHERPA (1948, Yilajung - 21 septembre 2020, Katmandou)

Ang Rita Sherpa, surnommé "Himchituwa" ou « léopard des neiges » par ses pairs, s'est éteint à Katmandou le 21 septembre dernier à l'âge de 72 ans. Le Sherpa légendaire avait classiquement commencé sa carrière himalayenne comme simple porteur, dès l'âge de 15 ans. Ses années d'activité à haute altitude s'étaient par la suite étendues de 1979 au Dhaulagiri I jusqu'en 1996 à l'Everest. Lors de ses 29 expéditions recensées par l' « Himalayan Database », Ang Rita aura gravi au total 18 fois quatre sommets de 8000m : 10 fois l'Everest, 4 fois le Cho Oyu, 3 fois le Dhaulagiri I et 1 fois le Kangchenjunga. Ascensions toutes réalisées sans oxygène.

Retour sur le parcours d'un "Little Big Man" de l'endurance à haute altitude.

L'Everest : sans masque svp !

De nos jours, l'Everest sans oxygène demeure un test du haut niveau, les limites physiologiques de l'épreuve ayant de quoi dissuader les plus sains d'esprit à préférer garder leur encéphale à taille standard... Ang Rita détient encore à ce jour le record d'ascensions sans oxygène de l'Everest, avec 10 ascensions réalisées en toute saison (sauf l'été) : 8 fois par la voie normale népalaise entre 1983 et 1996, une fois par le pilier sud en 1984, et une fois par la voie normale tibétaine en 1995.

Pour comprendre à quel point l'exploit est de taille, les statistiques restent éclairantes. A ce jour, sur un total de 10184 ascensions de l'Everest, 216 ascensions sans oxygène seulement sont recensées, concernant un cénacle de 181 grimpeurs. Sur les 22 grimpeurs parmi eux ayant réussi l'ascension sans oxygène à plusieurs reprises, seuls 5 l'ont fait à 3 reprises au moins (dont un seul non Sherpa, le légendaire Anatoli Boukreev), la seconde marche du podium revenant à Pemba Dorje Sherpa de Beding, avec 5 ascensions réalisées entre 2004 et 2013.

Aux succès d'Ang Rita il convient de ne pas oublier ses tentatives, huit au total, et qui pour sept d'entre elles ont toujours dépassé la barre des 7900m - dont deux fois en hivernale ! Ang Rita a ainsi tenté à quatre reprises la voie normale népalaise : jusqu'à 8100m l'automne 1985, jusqu'à 8300m l'hiver 1985, jusqu'au Col Sud (7900m) le printemps 1988, et jusqu'à 8700m l'hiver 1988. Avant son succès en 1995 côté tibétain, le Sherpa avait également tenté à trois reprises la voie normale de l'arête nord-est : jusqu'à 8075m l'automne 1987, jusqu'à 7100m l'automne 1991 et jusqu'à 8000m le printemps 1994.

Une seule ombre vient entacher ce palmarès d'exception, relevée ça et là dans certaines publications. A propos de son ascension de 1983, dans les notes l' « Himalayan Database » (EVER-831-02, « route notes ») est attesté par l'Américain David Breashears que le Sherpa avait pris de l'oxygène au Col Sud, ce pour dormir, puis le lendemain pour commencer à grimper. Ceci est notifié comme tel dans la banque de données (oxygène cependant juste coché pour « sleeping »), amenant son décompte d'ascensions sans oxygène à 9 stricto sensu et pas 10 comme généralement publié.

Toutefois, interrogé récemment encore à ce propos par l'auteur, Breashears lui-même remet cette stricte présentation des faits en perspective. D'après lui, "Himchituwa" n'apprécia simplement pas du tout le contact des appareils à oxygène qu'il essayât de lui faire porter! Premièrement dans la nuit où, avec un débit minime de 0,5 litres par minute pris sur une bouteille partagée via un connecteur en Y, le Sherpa se sentit d'abord irrité par le masque puis dérangé par l'humidité générée à l'intérieur de celui-ci, refusant dès lors fermement de le remettre malgré l'insistance de son compagnon. Puis le lendemain matin au démarrage de l'ascension : après usage durant une vingtaine de minutes du nouvel appareillage au masque plus grand dédié à l'escalade et dont Breashears venait juste de l'équiper, Ang Rita s'arrêta net pour déposer l'ensemble de son équipement à terre avant de reprendre son chemin ! "Je pouvais à présent voir le sourire d'Ang Rita alors qu'il pouvait à nouveau grimper et respirer librement, non encombré désormais par le large et inconfortable masque à oxygène recouvrant son visage" se remémore l'Americain. La journée durerait 16h, en incluant un certain nombre à brasser de la neige entre genoux et hanches suite à une erreur d'itinéraire pour rejoindre l'arête sud-est...

A l'épreuve de l'hiver et sans oxygène sur Sagarmatha

De nos jours, le débat sur ce qu'est ou pas une hivernale ressort régulièrement, enjeu pour les nouveaux objectifs revendiqués des uns et des autres. Dans le cadre d'une expédition sud-coréenne qui atteint le camp de base le 30 novembre 1987, Ang Rita et un coréen atteignirent le sommet le 22 décembre 1987. Cette date se situe autant à l'intérieur du calendrier hivernal à proprement parler (commençant le 21 décembre) que celui de l'hiver météorologique - ce dernier qui au Népal commence début décembre et se termine fin février (et demeure comptabilisé comme tel par l'Himalayan Database de nos jours). Ang Rita Sherpa demeure ainsi comptabilisé comme le premier - et unique à ce jour - à avoir réussi une ascension hivernale sans oxygène de l'Everest...A titre de comparaison, qui songerait à vouloir rayer des tables la première hivernale de Lorétan, Troillet et Steiner au Dhaulagiri I, survenue le 8 décembre 1985 ?!

Ce 22 décembre 1987 fut en tout cas un « summit day » assez épique : en redescendant du sommet, atteint à 14h20, le compagnon de cordée coréen d'Ang Rita, Young-Ho Heo, pourtant sous oxygène jusque là, tomba de 15m côté tibétain, chute heureusement retenue par le Sherpa. Une demi-heure plus tard, le duo reprenait sa descente, la progression ralentie par une voie en conditions délicates. Tant et si bien que la cordée se retrouva à devoir bivouaquer sans matériel, à 8600m sous le sommet sud, dans l'hiver himalayen! Les deux passèrent la nuit à se frictionner mutuellement pour rester éveillés. Sauvés par un vent faible, Heo ne s'en tira qu'avec des gelures superficielles...

Ce qui pourrait ressembler à posteriori à un acte isolé dans la carrière du Sherpa ne doit cependant pas faire oublier que l'intéressé avait déjà essayé de gravir de la sorte la voie l'hiver 1985-1986 avec une expédition sud-coréenne. La tentative avait été poussée jusqu'à 8300m le 21 décembre avec deux coréens, stoppée par l'appareil à oxygène défectueux de l'un d'eux.

Par ailleurs, suite à son succès de l'hiver 1987-1988, Ang Rita n'en restera pas là ! L'hiver suivant, le revoici sur sa montagne, membre d'une expédition internationale assez hétérogène, comprenant d'un côté une équipe Belgo-Hollandaise nombreuse mais généralement peu expérimentée, de l'autre un trio Polonais mythique : Leszek Cichy, Krzysztof Wielicki (qui signera avec maestria la première hivernale en solitaire - engoncé dans un corset - du Lhotse) et Andrej Zawada ! Un an plus tard jour pour jour, le 22 décembre 1988 à 8h, revoilà Ang Rita sans oxygène à 8700m en vue du sommet Sud, membre du trio de la première tentative. Alors qu'il s'arrête pour changer la bouteille (qu'il a portée jusque là) du Belge Rudy Van Snick (avec qui il avait réussi le Dhaulagiri I au printemps 1982), son compatriote Lhakpa Dorje Sherpa, qui avait des problèmes avec son propre masque durant l'ascension, fait une courte glissade sur le dos avant de s'immobiliser 8m plus bas. Il se réveillera un court instant après que Ang Rita, l'ayant rejoint, lui ait fait boire du thé : devant l'incohérence de ses réponses, la décision de faire demi-tour est immédiate. Le trio descend rapidement dans la tempête naissante pour s'abriter de manière précaire au Col Sud, le Sherpa mal en point tombant rapidement dans un état de semi-conscience. Un vent infernal empêchera toute redescente ce jour-là, le trio demeurant encore bloqué au Col Sud la nuit suivante. Durant ce laps de temps, Ang Rita tentera vaille que vaille de veiller son compagnon, qui, accusant tous les signes d'un oedème cérébral galopant succombera le lendemain matin. Les vents dissuaderont par la suite quiconque de monter récupérer le corps.

Trois expéditions sans oxygène en hiver sur la plus haute montagne du monde, les trois fois au dessus de 8300m, dont une fois au sommet...Le plus intéressant à relever sans doute étant que l'intéressé, comme de coutume, prit part à ces expéditions non comme un fin en soi mais comme un gagne-tsampa !

En dehors des voies normales

Si la majorité des expéditions d'Ang Rita se sont toujours déroulées sur les voies normales des géants himalayens, un certain nombre ont cependant dérogé à cette tendance, au gré de ses engagements.

A l'automne 1980 au Dhaulagiri I, l'expédition féminine dirigée par la Tchécoslovaque Vera Komarkova (celle-ci déjà au sommet de l'Annapurna I en 1978 dans l'expédition féminine dirigée par Arlene Blum) tente alors la « voie de la Poire », située au centre de la face nord et alors toujours non réussie malgré des tentatives poussées. La leur s'arrêtera au dépôt du Camp 4 à 7100m, stoppée par des conditions défavorables et endeuillée par la perte d'une de ses membres dans une avalanche. La voie sera réussie deux ans plus tard par l'expédition japonaise de Norio Sasaki .

L'automne 1981, Ang Rita participe à une tentative légère sans oxygène menée par Russell Brice à l'arête ouest de l'Everest, reprenant la voie de 1963. Le quatuor sera stoppé par la tempête à 7700m dans le couloir Hornbein.

Au printemps 1984 au Cho Oyu, dans le cadre d'une nouvelle expédition féminine dirigée par la même Vera Komarkova, l'équipe, moins nombreuse qu'au Dhaulagiri I, utilisera la voie Messner de 1983 - Ang Rita Sherpa abattant au passage l'essentiel de l'équipement sur la montagne.

L'automne de la même année, Ang Rita signe la plus belle réalisation technique de sa carrière. Le 15 octobre à 15h15, il atteint le sommet de l'Everest avec les Tchécoslovaques Zoltan Demján et Juzek Psotka, tous trois sans oxygène et par une voie nouvelle située à droite immédiate du pilier sud (voir itinéraire n°31 du topo de Jan Kielkowski sur l'Everest). Ce succès sera malheureusement endeuillé à la descente par la chute de Psotka.

Autres anecdotes

En sus des notes déjà glanées ça et là en ce sens, un certain nombre d'autres anecdotes rappellent encore l'exceptionnelle endurance du Sherpa.

L'automne 1979, une expédition d'Allemagne de l'Ouest réussit l'arête Est du Makalu II (7678m), approchée depuis le glacier de Chago et le Makalu La (voie normale du Makalu I). Pour sa seconde expédition, Ang Rita est le seul membre de l'expédition à gravir deux fois la montagne, les 12 et 17 octobre !

Au printemps 1985, Ang Rita est embauché par l'expédition internationale à l'Everest dirigée par le légendaire Arne Naess, comprenant le non moins légendaire Chris Bonington dans ses rangs. Durant cette expédition où il gagne à nouveau le sommet, Ang Rita se fait remarquer pour son travail d'arrache-pied à équiper la montagne - toujours sans oxygène.

Au printemps 1994, durant sa troisième tentative sur la voie normale Tibétaine de l'Everest dans le cadre d'une expédition menée par Russell Brice, le néo-zélandais Marty Schmidt, avec qui Ang Rita grimpe lors de la seconde tentative qui s'arrête à 8000m, conclue laconiquement : « Ang Rita strong ».

Le printemps 1995, dans le cadre d'une expédition russe, Ang Rita parvient enfin au sommet de voie normale tibétaine. Il est dans le groupe de tête arrivé au sommet à 16h, avec notamment Sergei Bogomolov et Evgeni Vinogradski. A leur débriefing avec Miss Hawley, les Russes indiqueront : « Ang Rita very strong climber ».

Ultime marque d'aisance, au printemps 1996, pour sa dernière expédition à l'Everest, Ang Rita, 47 ans, fait équipe avec Goran Kropp, 29 ans. Ce dernier, venu de Suède à vélo, est déjà parvenu lors d'une précédente tentative à 8300m après avoir gravi une variante du pilier sud menant au Col Sud (itinéraire n° 29 du topo-guide de Jan Kielkowski sur l'Everest). Le suédois atteindra finalement le sommet sans oxygène lors de sa seconde tentative avec Ang Rita, le népalais gagnant le sommet une demi-heure avant lui.

En conclusion

Si les faits de sa carrière d'himalayiste à haute altitude le situeront toujours dans l'élite Sherpa et internationale, Ang Rita n'a jamais été intéressé par la gloire. En témoignent les nombreuses anecdotes sur des tentatives d'interview de journalistes dans son village du Khumbu : à celles-ci - bien qu'il ne les refusât point, il préférait visiblement la compagnie de ses yacks !

Cette dernière décennie, l'état de Ang Rita avait commencé à se détériorer, effet de sa trop longue fréquentation sans masque de la haute altitude ? L'interrogeant sur certaines de ses réalisations majeures lors de sa rencontre en 2017, les souvenirs de l'intéressé étaient déjà passablement érodés...De lui émanait surtout l'image archétypale - surannée peut-être?- du vieux Sherpa modeste.

Le GHM présente toute ses condoléances à sa famille et ses proches.




Actu proposée par Rodolphe POPIER

Mise en ligne le mercredi 30 septembre 2020 à 13:41:47

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