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Entretien avec Dominique Neuenschwander : à propos du Tenneverge

La première descente à ski de la face nord-ouest du Tenneverge a constitué en son temps une performance assez confidentielle que son auteur, le Suisse Dominique Neuenschwander, considère avec du recul comme un sommet d'exposition dans sa carrière de skieur de pente raide. Claude Deck fut alors l'un des rares à citer la descente dans les Annales du GHM de 1987 :

PETITES ALPES DE SAVOIE
TENNEVERGE

Hiver 86-87 - Descente à ski face ouest Première descente à ski de la face ouest le 19 janvier par le guide genevois Dominique Neuenschwander. Cette face est l'une des plus importantes des Alpes. Dénivelée 2 000 m, pentes de 50° dans le haut et 60° dans le milieu de la paroi. Pose de quatre rappels pour franchir des barres rocheuses (deux de 10 m et deux autres de 35 m). Le skieur extrême avait réalisé la première ascension solitaire hivernale de la face avant d'entreprendre cette audacieuse descente.

33 ans plus tard, la descente ne semble toujours pas avoir connu de répétition. En 2011 j'avais rencontré Dominique à son domicile Genevois. Malgré des souvenirs déjà lointains l'homme, posé, eut plaisir à se remémorer cette journée exceptionnelle.

- Bonjour Dominique et si nous parlions de votre première à la face Ouest du Tenneverge du 19 Janvier 1987 ?!
- Ça va bientôt faire 25 ans alors ça date pas d'hier...En plus il s'est passé tellement de choses diamétralement opposées entre temps que mes souvenirs sont d'autant plus lointains et sélectifs!

- Comment avez vous été amené à vous pencher sur ce massif du Haut-Giffre et du Tenneverge en particulier ?
- C'est une région que j'adorais, j'y étais tous les jours en fait. En plus j'ai un ami d'enfance, Michel-Albert Chamot qui était moniteur de ski à Samoëns et guide de haute-montagne là-bas donc j'y allais souvent. Il y a aussi des sommets comme le Cheval Blanc, la Finive et autres qui étaient des sommets sauvages à l'époque, c'est pour ça que cette région est si intéressante! Le pas noir j'y suis allé plusieurs fois l'été, c'était des repérages sympas! Après le Tenneverge ça m'intéressait beaucoup parce que chaque fois que je le voyais, j'avais viscéralement envie d'y faire quelque chose! C'était en fait presque devenu ma paroi à moi pour ce qui est du ski. Chaque fois je me disais « c'est pas possible » et puis petit à petit le cheminement a fait son cours. Enfin il y avait Boivin qui était assez intéressé au moment où il avait fait le Nant Blanc. Je dis ça parce qu'on s'est retrouvés plusieurs fois ensemble à repérer les mêmes descentes - on mettait du temps avant d'y aller à cette époque...

- Comment avez-vous été amené à choisir cette ligne dans la face plutôt qu'une autre ?
- Ben en fait j'ai choisi cette ligne car c'était presque un peu par obligation pour moi. Le grand couloir était faisable, d'ailleurs en haut j'ai hésité, c'était en bonne conditions et je l'aurais bien tenté en fait. Mais pour moi, la vraie face ouest du Tenneverge elle est là! Si on tourne pas derrière le pilier, les gens depuis le Fer-à-Cheval voient d'abord celle-là, le grand couloir c'est après. [NDLR : la première à ski du grand couloir a été réalisée par Christophe Rézette et Yves Duvernay le 1er Février 1994, voie rarement reprise. Pour l'anecdote, Rézette se souvient être venu sur les lieux peu après la descente de Neuenschwander : s'attendant à ce que le Suisse ait réalisé la descente du grand couloir, ligne la plus logique du secteur, il s'étonna de ne pas trouver ses traces dedans à la jumelle. Ce n'est qu'après coup qu'il réalisa que le Suisse avait suivi une ligne indépendante plus à droite où il n'avait pas cherché].

- Est-ce-que vous avez repéré l'intégralité de la voie à pieds l'été ou pas du tout ?
- En intégralité non mais par morceaux oui, quasiment. En fait j'ai fait, je sais pas mais sûrement plus de 10 ou 15 fois la face dans tous les sens et par différentes voies! Et puis il m'est arrivé aussi de la faire plusieurs fois au printemps en crampons piolets. Mais je n'ai pas fait la voie l'été de bas en haut intégralement.

- Ça donne quoi du coup en cotation alpinisme classique à la montée ?
- D casse-gueule car on peut pas dire que c'est plus dur que du D mais c'est vraiment hyper casse gueule! J'ai invité plein de gens qui n'ont jamais voulu continuer ou venir tourner tellement c'est expo. C'est du terrain fait pour ça, très spécifique, un alpinisme à part! Il m'est d'ailleurs arrivé en de rares occasions de rencontrer les chasseurs qui fréquentaient cette montagne. Il y a des fois où j'aurais jamais osé faire ce qu'ils faisaient, comme quand ils montaient le pas noir et toutes ces vires par temps de pluie ou en Automne quand c'est givré. Oui il y a quand même des sacrées histoires sur eux...

- Vous êtes redescendus exactement par votre itinéraire de montée ?
- Oui je faisais ça tout le temps et pas autrement car pour moi c'était aussi un repérage du jour J. Je me suis fait avoir pas mal de fois, et surtout dans ce genre de terrain où en quelques jours tout peut changer. C'est pas du tout comme un couloir ou une pente de neige ou de glace en haute montagne. Là-bas en plus il y a des suintements sous plaques qui sont presque uniques, des accroches sur dalles précaires, je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de parois comme ça...C'est aussi une des raisons pour laquelle j'étais contre l'hélicoptère. En fait je crois que je n'aurais pas osé descendre sans repérage parce qu'il y a cette histoire de toucher la neige, de la sentir, de se dire on va repasser là etc...

- Pour vous que représente cette descente dans votre palmarès de skieur extrême, à côté de vos enchaînements célèbres plus médiatisés comme celui du Mont Rose ?
- Ces dernières rappellent plus l'alpinisme classique des 4000, parce que c'est très clair comme descente en fait. C'était un gros truc au niveau du dénivelé et technique, mais ça n'avait rien à voir [NDLR: sans assistance artificielle ni médiatique, Dominique réalise le 17 Juin 1990 l'enchaînement en face Est du Mont Rose de la voie Devies - Lagarde à la Signalkuppe puis de la directissime du Linceul au Nordend en 13h !]. Le Tenneverge c'est là où j'ai le plus exposé. Je me rappelle de passages difficilement cotables en raideur sur ces pentes qui se faisaient avec des passages très scabreux, quelques goulottes notamment, qui parfois n'étaient clairement pas du ski de 55°! Ajouté ce type d'accroches de neige spécifique, je pense qu'il fallait pas aller beaucoup plus loin...Sinon j'ai aussi beaucoup exposé juste en marchant, pour aller repérer tout ça en terrain à chamois! C'était un clin d'oeil aussi à ça, parce que c'était presque plus sûr à skis que plein de fois l'été à pieds! En résumé c'était un gros truc qui m'a empêché de dormir bien des nuits avant et même après parce que j'avais failli y passer plein de fois... Et au final pour moi c'était vraiment la concrétisation dans cette région, c'était mon Graal.

- Un peu comme le « Nant Blanc » de Jean-Marc Boivin ou « les Autrichiens » de Daniel Chauchefoin ?
- Oui je crois qu'en fait chaque skieur a eu son maximum, un peu « sa » descente. Dans chaque cas, je pense que c'est des décisions très personnelles de s'engager dans ce type de courses, on a quand même risqué un petit peu gros là-dedans...Boivin, je l'avais appelé le soir même, il a fait plein de choses extraordinaires, mais là c'était vraiment son Graal et il y avait de quoi à l'époque.

- Pourquoi ne pas avoir fait plus de publicité pour cette descente, d'autant qu'avant vous personne n'avait seulement entrepris cette voie en alpinisme hivernal ?
- Parce que ça ne parle à personne, ce ne sont pas des sommets très médiatiques, même si c'est des voies extrêmement dures et que la paroi du Tenneverge est l'une des plus hautes des Alpes [NDLR : du plan des lacs au sommet, plus de 2000m de dénivelé]! Personne ou presque ne le sait encore aujourd'hui et c'est d'ailleurs aussi pour ça que c'était intéressant! Donc je voulais pas faire passer de messages parce que pour moi le Tenneverge était un sommet inconnu, ce qui veut dire que personne n'aurait compris ce qu'il s'était passé là. Ça aurait été le Linceul, ça aurait fait un raffut du diable à cette époque!

- A propos de la face Est du Mont Rose, qu'est ce que qui vous a amené à tenter ce type d'enchaînement ?
- Je ne vous cacherai pas que c'était une période où je n'étais pas extrêmement agréable comme personne. Toute ma vie était axée sur le ski extrême, c'était ma raison de vivre. Or à l'époque on avait des petites divergences avec Boivin, qui était quelqu'un pour qui j'avais beaucoup de respect par ailleurs et dont j'aimais bien aussi la philosophie. Mais il était parti à une époque sur ses enchaînements avec l'hélicoptère, ce qui ne m'allait plus du tout d'un point de vue éthique. C'était un petit peu dénaturer le ski extrême car pour moi cette discipline avait une signification qui était d'aller au bout de soi-même. Alors le fait de bousculer un peu mon éthique me poussait à faire certaines choses. J'avais une espèce de besoin...Je militais pour moi en fait et c'est pour ça que je suis parti ensuite sur ces enchaînements de grandes voies en Valais, presque pour me démontrer à moi que c'était possible de le faire sans hélico.

- D'autant que les années 80 c'était précisément l'effervescence, avec le grand bal justement des hélicos, les enchaînements en tenues bariolées...
- Oui c'était le bal! Il y avait Escoffier et Profit qui faisaient des choses incroyables en montagne, aidés par l'hélico, alors moi ballotté là-dedans j'affirmais ma voie un petit peu comme ça, en puriste mais sans vouloir militer pour quelqu'un d'autre que moi en fait. Et de fait, il y avait très peu de conflits entre nous. Je me rappelle d'ailleurs qu'un jour, au tout début du magazine « Montagnes », quand Tardivel est arrivé, ils avaient fait deux portraits dans le même numéro. Il y avait d'un côté Tardivel qui était le « médiatique » et puis moi qu'ils avaient taxé de « vieux dinosaure », par rapport à l'éthique etc. Et je m'en rappelle toujours parce qu'on en avait discuté et ça l'avait profondément énervé d'avoir été taxé de « médiatique »! Et ça ne m'allait d'ailleurs pas vraiment non plus ce côté médiatique, d'autant que tout le monde voulait nous mettre en concurrence parce qu'on était quasiment les deux seuls à continuer pendant une certaine période au début des années 1990 [NDLR : Jean-Marc Boivin est décédé le 17 février 1990 au Venezuela suite à un accident de base jump au Salto Ángel]. En plus j'étais sponsorisé par Sector et je me rappelle qu'à un moment donné ils avaient décidé de sponsoriser aussi Tardivel. Énervé je suis allé les voir en leur disant que ça n'était pas sain de sponsoriser deux sportifs en même temps. Peu de temps auparavant Sector avait déjà sponsorisé Francisco Rodriguez dit « Pipin » et Umberto Pelizzari, deux apnéistes qui entrèrent en concurrence permanente dans les années 1990, poussant les limites toujours plus loin...

- Je crois que c'était d'ailleurs précisément le slogan de Sector, « No Limits » ?!
- Oui, c'est donc aussi un des aspects qui m'avait décidé à arrêter ma carrière de skieur extrême en fait. Certes j'avais bien vécu les années 80, les sponsors et les marques de matériel jouaient bien le jeu avec moi, j'étais aidé à faire des choses que je n'aurais pas pu faire autrement. Mais à partir de là ça ne me convenait plus...

- Quelles autres raisons vous ont amené sinon à vouloir arrêter votre activité de skieur extrême ?
- Au bout d'un moment, presque avant chaque descente je me disais que je pouvais y passer alors quand j'ai commencé, pas à avoir peur mais que je me mettais à penser à d'autres personnes, alors là j'ai commencé à me dire qu'il fallait pas que j'en fasse beaucoup plus...Et puis ma soeur est décédée à la même époque et ce sont mes parents et moi qui devions nous occuper de mon neveu. Du coup j'ai fait mon bilan et ça m'a suffi. Après j'ai continué bien sûr à faire plein de randos et de descentes mais plus du tout engagé en mode extrême. Parce que ça c'était quand même des gros engagements, à l'époque on descendait le Gervasutti fréquemment en entraînement, c'était vraiment autre chose...Donc c'est pour ça qu'il y a eu ce changement là et puis après, ça a été la découverte d'autres sensations sur une activité comme la plongée. Du coup je ne me suis pas retrouvé en situation de regretter, je n'ai pas eu l'impression d'avoir laissé tomber quelque chose car j'étais tout le temps investi dans autre chose qui me plaisait!

- Avez vous trouvé des sensations analogues dans ce nouvel élément ?
- Oui en plongée je me suis retrouvé comme un débutant, c'était une découverte, avec la gestion du stress, dans des éléments qui n'étaient pas du tout les miens parce que l'eau avant ça, j'y avais jamais mis les pieds! Donc passer de la montagne à la plongée c'était assez intéressant. De plus je l'ai de suite mis sur un plan professionnel, du coup j'ai dû travailler très vite et très fort pour rattraper mon retard car je n'étais déjà plus si jeune...En fait je continuais d'aller de l'avant de la même façon.

- En terme d'exploration, de maîtrise psychologique et de risque, finalement ce sont des engagements similaires?
- Oui d'ailleurs j'ai eu un gros pépin en plongée, ce que je n'ai jamais eu en montagne où j'ai eu quelques pépins mais moindres. Selon la plongée bien sûr, si on fait de la plongée loisir comme ça aux Maldives, c'est un sport qui n'est pas catalogué du tout dans les sports à risques. Par contre l'exploration des gaz différents, avec des profondeurs importantes, ça peut se rapprocher de certaines pentes raides oui, bien sûr.

- Au niveau du plaisir aussi ?
- Tout à fait, c'est différent mais il y a aussi des sortes de points de non-retour. On est embarqué dedans et puis il faut faire avec, gérer son stress pour ne pas se laisser partir et pour ça c'est exactement la même chose. Il y a aussi une période où j'ai voulu mixer un peu les plaisirs - c'est dans mes habitudes, j'ai alors voulu faire de la plongée en altitude! C'était intéressant parce que personne ne l'avait fait non plus et du coup, on a établi un record d'altitude de plongée presque sans le faire exprès au final, juste parce que je voulais plonger en Himalaya! [NDLR : en 2000 aux lacs Gyazumba II et VI (Népal), records du monde de plongée en haute altitude à 5170 et 5523 mètres, battus depuis] En retournant sur place, je n'avais pas l'impression d'avoir quitté la montagne, j'y allais toujours mais avec des bouteilles quoi!

- J'ai lu que vous étiez également devenu scaphandrier professionnel, ce qui est considéré comme une activité assez engagée, ainsi que formateur dans ce domaine?
- Oui c'est un peu chaud parce qu'il y a beaucoup de découverte personnelle. Les plongées selon le matériel, avec les recycleurs ou les gaz comme l'Hélium, le Trimix etc c'est des choses qui ont été testées et sur lesquelles il y a paradoxalement peu de retours, des accidents...Bref personne ne sait trop ce qui se passe alors c'est aussi un petit peu particulier. Et j'ai effectivement formé des scaphandriers. J'en ai un qui travaille pour moi dans les lacs, on intervient tous les jours et je supervise un peu tout ça. Parce que pour la plongée il y a plein de brevets à passer, des certificats, c'est très encadré. Alors je m'occupe de gérer ça également.

- Vous êtes aussi devenu agent de voyage ?
- Ce qu'il se passe, c'est qu'ayant beaucoup tourné dans les pays himalayens, j'ai pas mal organisé d'expéditions pour des gens qui n'avaient pas les connaissances logistiques nécessaires pour le faire. Après du coup plein de gens se sont intéressés à ces treks alors j'ai fait beaucoup le tour operator dans ces régions. Mais le coeur de mon activité désormais c'est le voyage allié à la plongée.

- En somme vous cumulez dans votre entreprise un peu tout ce que vous avez appris!
- Oui je cumule, je passe d'un truc à l'autre et ça me permet aussi de traverser les époques. Il y a un âge d'or où j'organisais plein de treks par année, puis après internet est venu et il y a eu tous ces chamboulements dans le monde du voyage. Donc en étant un peu multi-carte ça m'a permis de faire la même chose qu'au Tenneverge, de slalomer afin d'éviter les pièges! Comme ça je me suis toujours rattrapé en faisant des choses à gauche à droite et je ne me suis jamais ennuyé!

- Vous retournez encore un peu dans ces coins du Tenneverge et des "Hautes Alpes Calcaires" ?
- Oui j'aime toujours beaucoup aller à pied ou en peaux de phoque là-bas, c'est vraiment des coins fantastiques, comme du côté de la Tour Salière. Et je vais aussi dans ces lacs pour plonger donc c'est chouette!

- Un style de plongée original sans doute ?!
- Oui c'est assez spécial...Vous avez des lacs qui sont très accueillants mais il y a aussi des lacs lugubres. Le lac d'Émosson est d'ailleurs un lac extrêmement lugubre à plonger, parce qu'il y a les vieux barrages, beaucoup de matériel, des choses qui ont été embarquées. C'est très instable car il y a eu beaucoup de dynamitage aussi, et tous les tunnels qui ont été faits...c'est des plongées spéciales, un petit peu à l'image du massif en fait!

Bibliographie :
« Symphonie extrême », Patricia Steiner, Éditions H.Messelier S.A., Neuchâtel, 1988.
« Chronique des montagnes du monde », Annales du GHM 1987, Claude Deck.
« CHABLAIS », Toponeige. Des Aiguilles Rouges au Léman, Jean Baptiste Mang, Volopress, 2010.

 




Actu proposée par Rodolphe POPIER

Mise en ligne le jeudi 14 mai 2020 à 10:25:45

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