La Tribune du G.H.M.

Des ascensions oubliées de 1853 ?

La remise en cause - par des publications et des conférences - de l'historique connu de l'ascension des plus hauts sommets du massif des Écrins, notamment de la Barre des Écrins, le culmen du massif et de la France d'avant 1860 avec ses 4107m, avait beaucoup étonné et interpelé.

La thèse portant sur « des ascensions oubliées de 1853 » attribuait ces explorations à des officiers topographes et « remettait en cause les travaux des historiens du sujet et reprochait au Club alpin d'avoir écrit une histoire tendancieuse ».

Au début, certaines de ces remises en cause comportaient quelques conditionnels, qui ne tarderont pas à devenir ensuite des affirmations...

Les officiers de la carte se seraient engagés, sans expérience, sans niveau technique minimum, sans les équipements appropriés, dans des ascensions difficiles et réalisées sans le recours aux meilleurs guides de l'époque !!

LES OFFICIERS DE LA CARTE D'ÉTAT-MAJOR


Les officiers de la carte d'État-major en réalisant la triangulation du pays avaient parcouru les montagnes bien avant les alpinistes, mais avaient-ils gravi les principaux sommets ?

Les officiers géodésiens ou topographes ne montaient pas sur les sommets des montagnes pour leur exploration ou pour être les premiers, mais pour aménager des stations et des signaux et effectuer des visées topographiques.

Leurs missions étaient d'établir leurs stations sur des bases rocheuses stables, des repères incontestables et durables qui pourront être reliés au maillage géodésique d'une région.

ADRIEN DURANT

Dans les Alpes, les opérations de géodésie seront conduites par Adrien Durant, capitaine ingénieur géodésien.

Dès 1824, depuis le signal de la montagne de Lure, il réalise une visée vers le massif du Pelvoux - qui deviendra le massif des Écrins - et désigne la pointe des Arsines comme point culminant - qui deviendra la Barre des Écrins - et sera mesurée par lui en 1830 à 4105m.

En juillet 1828, pour construire un signal, le sommet rocheux du Pelvoux, 3932m est atteint par Adrien Durant et deux chasseurs de la vallée d'accès. Ce qui représentait une performance particulièrement audacieuse...

En 1829, il peut viser son signal du Pelvoux depuis le Pic de Bure.

En août 1830, seconde ascension pour Durant. Il consacre deux jours à réaliser l'ensemble des visées depuis la cime rocheuse en séjournant quatre jours avec ses aides à cause du mauvais temps.

L'oeuvre du capitaine Durant - la géodésie des Alpes françaises d'avant 1860 et du sud de la France - mal estimée sur le moment par sa hiérarchie, sera ensuite reconnue et mise en valeur dès le début du XXe siècle par différents écrits, notamment dans la revue du Club Alpin La Montagne...

ET ENSUITE

Ensuite rien dans les archives sur la présence des militaires topographes sur les autres sommets importants du massif, notamment au cours des triangulations secondaires entreprises entre 1851 et 1853...

En 1848, Victor Puiseux avait gravi le Pelvoux jusqu'au sommet neigeux principal, seul et un moment accompagné par un habitant de la vallée d'accès qui avait accompagné Adrien Durant.
La cime principale s'appelle aujourd'hui la Pointe Puiseux, 3943m.

L'histoire a retenu qu'ayant établi sa station sur le sommet rocheux, 3932 m Adrien Durant n'a probablement pas jugé utile d'atteindre le sommet neigeux principal proche à quelque 500m de distance et seulement 11 mètres plus haut.

Ce sommet rocheux si proche s'appelle aujourd'hui la Pointe Durant.

En 1861, Edward Whymper se rend en Vallouise, escalade le Pelvoux avec Jean Reynaud, guidé par un autre villageois, qui avait aussi accompagné Adrien Durant.

Ce qui intéressait surtout le célèbre ascensionniste anglais, c'était de gravir le plus haut sommet de massif. Depuis le sommet du Pelvoux, il doit constater la prééminence en altitude de la Barre des Écrins qu'il doit se contenter de contempler de loin...

LA BARRE DES ÉCRINS

Au XIXe siècle, ce sont les Britanniques au sein de l'Alpin Club avec leurs guides qui mènent l'exploration les plus hauts sommets des Alpes, bien peu leurs échapperont.

Gravir le plus haut sommet du massif des Écrins - encore appelé massif du Pelvoux - était Outre-manche un objectif particulièrement convoité, encore fallait-il l'identifié...

La suprématie en altitude de la Barre des Écrins, dévoilée en 1823 par Durant et confirmée par Whymper en 1861 étant désormais reconnue, les initiatives se précitent...


En 1862, tentative de Francis Fox Tuckett et ses guides puis tentative de William Mathews et ses guides, ils comptaient parmi les plus entreprenants ascensionnistes de l'époque.

Tuckett en particulier connaît bien le massif et il existe des proximités amicales entre Tuckett et les militaires de la carte...

Le 25 juin 1864, Adolphus Moore, Horaces Walker et Edward Whymper - avec les meilleurs guides du moment Christian Almer et Michel Croz - gravissent la Barre des Écrins.

Nulle information, nulle trace sur une éventuelle ascension en 1853.

Tuckett, Mathews, Moore, Walker et Whymper auront parcouru en long et en large le massif des Écrins de 1861 à 1864 sans rien savoir de 1853 ??

Voilà qui était surprenant...

C'était quasiment douter de la probité des meilleurs ascensionnistes britanniques de l'époque et de celle de l'Alpin Club...

LE CLUB ALPIN MIS EN CAUSE

À sa création en 1874, le Club Alpin Français réunira un cercle de scientifiques concernés par les sciences de la terre et publiera dans ses Annuaires une rubrique scientifique qui couvrira un large spectre : Géologie, Géomorphologie, Glaciologie, Spéléologie, Orographie, Météorologie, Topographie et Cartographie...

Les tenants de la thèse portant sur « des ascensions oubliées de 1853 » vont évoquer l'éventualité d'une sombre connivence entre le Club Alpin et les ascensionnistes britanniques pour taire les ascensions des officiers topographes...

Ce qui étonnait beaucoup, car à sa création le Club Alpin est rejoint par de nombreux militaires, et à ce moment là, la proximité du club avec l'armée était bien connue.

Quel était l'intérêt de l'association où il existait à l'époque un sentiment patriotique fort et non dissimulé, dans ce genre de manoeuvre ?


DES TEXTES IMPORTANTS TOUS MUETS


Ce qui ajoutait à l'interrogation, ce sont des textes importants tous muets sur les ascensions supposées de 1853 :

- L'ouvrage d'Henri Beraldi : « Balaïtous et Pelvoux » - Note sur les officiers de la carte de France ; Paris 1907 et l'article « Le capitaine Durant 1787-1835 » - La Montagne - janvier 1911.

- Et surtout la contribution du Général Hurault, directeur de l'Institut Géographique Nationale parue dans l'ouvrage : « Les alpinistes célèbres » de 1956.

Ses écrits : « Les géodésiens à la conquête des Cimes » engageaient sérieusement les militaires et l'IGN, en rappelant les performances d'Adrien Durant et ne disant rien de qui aurait pu se passer en 1853...

Ces simples relectures auraient dû interpeler...

Pourquoi Henri Beraldi et le Général Hurault auraient voulu taire ou oublier des ascensions qui auraient ajouté au prestige des officiers topographes ?


LE TRAVAIL DE DEUX UNIVERSITAIRES

La rude réponse à nos interrogations viendra du travail de deux universitaires Michèle Janin-Thivos (1) et Michel Talland (2) pour qui « la relecture de l'histoire établie est une démarche saine et légitime à condition qu'elle s'appuie sur le croisement des sources et une argumentation scientifique vérifiable ».

Une réponse rude mais parfaitement mesurée devant laquelle les spéculations, trop rapidement affirmées, des tenants des ascensions oubliées de 1853, vont se trouver entièrement démontées.

« La lecture partiale et partielle des documents d'archives ainsi que les nombreuses erreurs méthodologiques qui émaillaient ces recherches nous ont poussés à nous pencher sur le sujet »....

Leur ouvrage : Des ascensions oubliées ? Les opérations de la carte d'État-major, aux Éditions du Fournel - 2016, est un document remarquable et sans appel.

Le livre présente un travail achevé qui nous dit que « l'étude exhaustive et approfondie des sources disponibles au Service Historique de la Défense ainsi que l'exploration de documents inédits de l'Institut Géographique National démontrent que loin d'être oubliées, ces ascensions n'ont simplement jamais été faites par ces topographes ».

« Déjà l'absence totale de trace dans les archives de l'armée, dans l'histoire de l'alpinisme et dans les diverses mémoires s'imposaient comme des preuves convaincantes, mais les mappes et les carnets des officiers en apportent la preuve absolue et définitive. Ces documents nous disent que les topographes eux-mêmes avaient écrit qu'ils n'avaient pas fait ces ascensions... »

Parallèlement à la dénonciation de cet étonnant fourvoiement, le travail des deux universitaires est aussi l'occasion de souligner et de mettre en valeur le rôle des officiers topographes du XIXe siècle « dans la réalisation de la carte d'État-major de Briançon de 1866 qui fut bien un véritable exploit dont la mémoire et l'histoire méritaient d'être réhabilité »...

Les officiers de la carte auront été les premiers à atteindre plusieurs sommets notoires des Alpes et des Pyrénées, chargés en missions commandées d'ériger un signal géodésique ou de poser leurs instruments de visée pour réaliser leur oeuvre, la cartographie de la France. Et on peut dire qu'en France, les premiers ascensionnistes ont été les officiers géographes de la carte de France, même s'ils n'ont jamais gravi la Barre des Écrins et les principaux sommets du massif...

(1)Michèle Janin-Thivos, maître de conférences honoraire en histoire moderne à Aix-Marseille Université MMSH, agrégée d'Histoire, docteur en histoire moderne.
(2) Michel Talland, maître de conférences honoraire en anglais à l'université du Sud Toulon/Var, docteur en histoire contemporaine.



Article proposé par Claude DECK
Mis en ligne le mercredi 22 novembre 2017 à 20:35:41

Ces tribunes peuvent vous intéresser

  • Début
  • Précédent
  • Suivant
  • Fin