Les Dossiers du G.H.M.

Tadeusz Piotrowski - le bouc-émissaire du Lhotse

Lieu:

Date: 2019-06-16

Confidentiel: Non

Objet :

Tadeusz Piotrowski - le bouc-émissaire du Lhotse

À la mémoire de Jerzy Kukuczka et Tadeusz Piotrowski

À Claude et Yves

Et voici devant moi la montagne de mes rêves. C'est désormais la réalité. Elle se dresse devant moi : immense, extraordinaire et défiante.
(Tadeusz Piotrowski : Journal du camp de base du K2, juillet 1986)

Après Jerzy Kukuczka Tadeusz Piotrowski fut considéré comme un des plus grands alpinistes polonais. Zoom sur Tadek (diminutif de son prénom) disparu pendant la descente de la « Polish Line », l'itinéraire majeur du K2.

Note :

Des Tatras à la Norvège

Tadeusz Piotrowski naît en 1940 à Kolki, à l'Est de la Pologne. Après la chute de Berlin en 1945, le découpage des frontières planifié à Yalta est réalisé. La famille de Piotrowski est obligée de quitter la région de Wolyn et s'installe à Paslek au Nord de Pologne (Varmie-Mazurie). Tadeusz entame ses études supérieures à Szczecin, un des ports principaux de la mer baltique, près de la frontière avec la RDA (République Démocratique d'Allemagne aussi dénommée Allemagne de l'Est). Il étudie d'abord la Mécanique à l'Institut de Technologie puis il opte pour la faculté d'Économie.
Il commence pratiquer l'alpinisme au début des années 60. Rapidement il se place parmi les meilleurs grimpeurs polonais. En 1967 il effectue ses premières ascensions dans le massif du Mont Blanc (Les Courtes et les Droites). En 1971 il gravit la Dent Blanche et Dent d'Hérens. Puis la première hivernale de la voie Bonatti-Gobbi au Grand Pilier d'Angle (avec Dworak, Kurczab et Mroz).
Tadeusz devient ensuite spécialiste des montagnes de Norvège. En 1972 il effectue la première hivernale du pilier du Trollryggen. Un an plus tard il récidive sur la Fivaruta au Store Troltind. En 1973 il participe à la première hivernale de la voie française du Trollryggen. En 1977 Tadeusz retourne en Norvège et gravit la voie anglaise Rimmon Route (deuxième hivernale).

Lhotse 1974

En 1973 Piotrowski gravit le Noshaq avec Andrzej Zawada (première hivernale). C'est le début de l'épopée hivernale polonaise dans les plus hautes montagnes du monde.
Durant la saison 1974/1975, Zawada organise la première expédition hivernale himalayenne. Son objectif - le Lhotse. Les participants de cette entreprise sont triés sur le volet et Tadeusz est qualifié. Dans l'expédition participent également le jeune Voytek Kurtyka et Andrzej Heinrich.
L'expédition a un budget conséquent : le ministère de sport finance une partie, les autres fonds provenant de Julian Godlewski, un millionnaire d'origine polonaise résidant en Suisse.
La télévision polonaise participe également au financement en déboursant une somme importante en dollars. Mais à la condition qu'un réalisateur de cinéma accompagné de son cameraman puisse participer à l'expédition. Jerzy Surdel est alors choisi, un alpiniste confirmé et réalisateur de films de montagne primés auparavant au festival de Trento (voir les Actus du GHM du 17 décembre 2018).

Stanislaw Latallo - le destin ou négligence ?

La télévision polonaise impose son cameraman : Stanislaw Latallo un jeune réalisateur de télévision fraîchement sortie de la fameuse école de cinéma de Lodz. Mais Stanislaw n'est pas alpiniste. Avant l'expédition, on organise pour lui un court stage d'apprentissage dans les Tatras.
En 1974 Latallo est âgé de 29 ans. Bien que novice en matière d'alpinisme il est fasciné par cette discipline. Il en a fait l'expérience pendant le tournage du film « Illumination » réalisé en 1973 par un grand cinéaste polonais Krzysztof Zanussi. Stanislaw y joue le rôle principal, celui d'un étudiant en physique à la recherche d'un sens à sa vie. Pendant son parcours, le héros du film commence à pratiquer l'alpinisme. Une scène du film est tournée au refuge de Morskie Oko, le fief de l'alpinisme polonais. Elle décrit un accident mortel survenant en montagne, la victime étant transportée pendant la nuit au refuge. Stanislaw Latallo, alias Franciszek Retman dans le film, va voir le cadavre en pleine nuit pour comprendre le mystère de la mort. Plus tard, certains alpinistes polonais diront que cette scène avait été prémonitoire pour le jeune réalisateur-comédien.

Ascension et drame

Une fois au Népal l'expédition de Zawada se met au travail. Le temps presse car la permission pour le sommet expire le 31 décembre. Pendant trois semaines, quatre camps d'altitude sont installés.
Le 16 décembre 1974 Latallo, Piotrowski et Surdel se préparent pour partir au camp 3 installé à 7300 mètres d'altitude. Piotrowski et Surdel sont bien acclimatés, Zawada pense qu'ils peuvent attaquer le sommet. Avant leur départ, le leader interpelle Piotrowski devant les témoins : « Tadeusz tu réponds de ta tête de Stanislaw. » Piotrowski accepte mais il voit d'un mauvais l'oeil la présence d'un novice à cette altitude et de plus en hiver. Les trois alpinistes partent pour le C3 et passent une nuit épouvantable, la tempête leur tenant compagnie toute la nuit. Le lendemain ils décident alors de redescendre.
Piotrowski entame les rappels le premier. Il est suivi par Latallo, le cameraman. Surdel est le dernier de la cordée. Il tarde à redescendre et retourne au camp pour réparer son crampon défectueux. Une demi-heure plus tard il regagne les cordes fixes et trouve Latallo sans vie, accroché avec sa ceinture de torse à un Jumar.
Les Polonais songent à l'abandon mais décident de continuer. Le corps de Stanislaw fut enterré dans une crevasse à proximité de l'endroit de son décès.
Le jour de Noël, Heinrich et Zawada entament l'attaque finale. Ils échoueront à 250 mètres du sommet.

L'affaire : Fouquet à la façon polonaise

De retour en Pologne Andrzej Zawada doit rendre des comptes. Le documentaire tourné par Latallo et Surdel sauve l'honneur des alpinistes polonais et celui-ci emporte un vif succès. Le caractère dramatique des circonstances, "les conditions épouvantables et l'effort surhumain des grimpeurs", joue un rôle essentiel. Surdel souligne notamment dans son film le fait que l'altitude de 8000 mètres fut dépassée pour la premier fois par l'homme en hiver.
Mais en même temps, les choses se gâtent pour Piotrowski, la fédération polonaise ouvrant une procédure disciplinaire à son égard. Le compte rendu des débats de la commission disciplinaire rappelle les simulacres des procès de l'époque stalinienne. Une véritable coalition anti-Piotrowski naît au sein de la PZA (fédération polonaise d'alpinisme) car il faut à tout prix éviter le scandale et épargner Zawada. Cette commission est composée notamment de Janusz Onyszkiewicz, futur opposant au régime socialiste et membre de Solidarnosc ; il deviendra plus tard ministre de la défense. Piotrowski fut jugé coupable de la mort de Latallo et exclu de la PZA. Le club de Piotrowski à Szczecin approuve cette décision au caractère inquisitoire. Les motifs de cette décision : l'abandon d'un camarade plus faible et la pratique par Tadeusz d'un alpinisme « à sa façon ». Andrzej Paczkowski, leader charismatique de la PZA, signe alors la décision d'exclusion. En ce qui concerne Zawada : il ne fut pas inquiété à ce sujet et s'en sort sans blâme.
Le milieu montagnard polonais est partagé. Plusieurs grimpeurs pensent que Piotrowski est devenu le bouc-émissaire de l'expédition car le cameraman inexpérimenté n'aurait jamais dû se trouver à cette altitude. Pour la plupart des alpinistes une autre version aurait dû être retenue : le seul responsable de la tragédie aurait dû être le leader A. Zawada !
Dans son livre « Mon monde vertical », Kukuczka écrivit : « Ça se passait à une époque où il fallait toujours trouver un coupable. »
Tadeusz fit l'appel de la décision de la PZA et fut soutenu par un ancien compagnon de cordée dans les Alpes - Zdzislaw Prusisz qui évoqua l'altruisme de Tadeusz et son esprit de camaraderie.
Une nouvelle commission disciplinaire fut constituée, composée d'alpinistes très expérimentés dans les plus hautes montagnes, notamment Bogdan Jankowski (les actus du GHM du 27 mai 2019). A la même époque, quelques membres de la PZA prennent conscience de cette injustice, et évoquent ouvertement la part de la responsabilité de Surdel et de Zawada dans le drame. Finalement, un compromis fut trouvé : la commission évoque dans sa décision les circonstances atténuantes et prend en compte l'inexpérience de Latallo et la non-présentation de son certificat médical l'autorisant à pratiquer d'alpinisme de haute altitude. Piotrowski fut suspendu pour deux ans en tant que membre de la PZA. Les poursuites éventuelles contre Surdel et Zawada tombèrent dans les oubliettes de l'histoire...
Ryszard Kowalewski, compagnon de Tadeusz (directissime française de Trollryggen, Rakaposhi en Inde) raconte : « Tadeusz était un type formidable. C'était un dur. Quand il était en colère il s'exprimait violemment. Je me rappelle d'un épisode au Trollryggen : Voytek Kurtyka et Marek Kesicki jouaient les « jeunes talents » pendant notre ascension. Ils voulaient grimper en tête uniquement, et ils voyaient d'un mauvais l'oeil l'installation des bivouacs et des cordes fixes, la cuisine et le transport du matériel. Tadek explosa en prononçant quelques mots très masculins. Ensuite tout est rentré dans l'ordre. Tout le monde s'est mis au travail. »
Quelques années plus tard en 1978, pendant la nuit bien arrosée de la Saint Sylvestre au refuge de Morskie Oko dans les Hautes Tatras, Jerzy Surdel m'a raconté : « Je me sens responsable de la mort de Staszek (diminutif de Stanislaw). Je suis retourné dans la tente pour réparer mon crampon. Puis je voulais y passer la nuit. Je n'ai pas trouvé d'allumettes et je me suis dit que sans une boisson chaude je ne supporterai pas la nuit dans la tempête. J'ai trouvé Latallo inanimé sur la corde. Il n'était pas en position de descente. Il devait s'inquiéter de mon absence et voulait remonter. » Plus tard Jerzy Surdel rapporte cet épisode dans son livre.

Après le déluge

Tadeusz Piotrowski digère tant bien que mal son humiliation. Il se tourne vers d'autres clubs et trouve des compagnons à l'étranger. Il continue à écrire pour les revues étrangères et édite plusieurs livres, il organise également plusieurs expositions photographiques en Pologne et à l'étranger.
Hormis, le Noshaq en hiver il réalisa les ascensions suivantes :
1973 Pic Communisme
1978 Tirich Mir East, première ascension
1979 Rakaposhi, deuxième ascension
1980 Distaghil Sar East, première ascension, Yazghil Dome, première ascension
1983 Api, première ascension hivernale
Tadeusz (Tadek) a participé également à deux expéditions sur le Nanga Parbat.

Le K2 1986

1986 est l'année maudite au K2. Durant l'été, treize alpinistes participent à la «cène » organisée sur le deuxième sommet du globe :
John Smolich - Américain - Avalanche le 21 juin
Alan Pennington - Américain - Avalanche le 21 juin
Liliane Barrard - Française v épuisement le 24 juin
Maurice Barrard - Français - épuisement le 24 juin
Tadeusz Piotrowski - Polonais - Chute le 10 juillet (la descente de la « Polish Line »)
Renato Casarotto - Italien - Chute dans une crevasse le 16 juillet
Wojciech Wró? - Polonais - chute d'une corde fixe le 3 août (la descente de la « Magic Line »)
Muhammad Ali - Pakistanais - Chute de pierre le 4 août
Julie Tullis - Britannique - épuisement le 7 août
Alan Rouse - Britannique - épuisement, probablement le 10 août
Hannes Imitzer - Autrichien - épuisement le 10 août
Alfred Wieser - Autrichien - épuisement le 10 août
Dobroslawa Miodowicz-Wolf - Polonaise - épuisement le 10 août

Polish Line

Piotrowski a participé dans le passé à plusieurs expéditions sur les huit mille, mais (comme l'a dit Kukuczka), il n'avait pas de chance. Une occasion se présenta en 1986. Karl Herrligkoffer invita Tadek avec un compagnon de son choix à son expédition au K2. Piotrowski accepta et téléphona aussitôt à Kukuczka, son compagnon de Tirich Mir. Jurek fut enthousiaste. « Tadek était un homme-char d'assaut. J'admirais sa résistance autant psychique que physique. »
Kukuczka s'aperçoit vite que l'expédition de leader allemand est une mascarade. Les participants sont des guides de montagne provenant d'Autriche, d'Allemagne et de Suisse, sans aucune expérience, ni motivation. Herrligkoffer parle alors à Kukuczka de la voie normale, qui en retour lui soumet son projet : la face sud. Le leader accepte en sachant que son équipe de figurants ne pourra faire face. Il ordonne aux membres de l'expédition de prêter la main forte au tandem polonais. Plusieurs refusent et entament la voie normale du K2. Karl Herrligkoffer perd toute autorité et quitte le camp de base en hélicoptère.
Kukuczka et Piotrowski se retrouvent alors à quatre avec l'Allemand Toni Freudig et le Suisse Diego Wellig.
Ils attaquent la face sud du Chogori et atteignent 6400 mètres d'altitude. Kukuczka connaît cet endroit : quelques années auparavant il avait renoncé en compagnie de Voytek Kurtyka.
Jurek et Tadek partent vers la barrière des séracs et trouvent un passage possible, mais le mauvais temps les force à redescendre. Diego et Toni abandonnent.
Dix jours plus tard Jurek et Tadek retournent dans la paroi. Ils atteignent l'altitude de 8200 mètres le cinquième jour de leur ascension. Le sixième jour ils quittent leur bivouac avec le minimum de matériel : deux cordes de 30 mètres et quelques pitons. Ils atteignent le sommet du K2 le 10 juillet.
Pendant la descente Piotrowski perd ses deux crampons et glisse pour dans chute ultime criant « Jureeek... » Il devient la cinquième victime du K2 en 1986. Le K2 était le premier huit mille pour Tadeusz et le onzième pour Jurek qui disparaîtra à son tour le 24 octobre 1989 sur la face sud du Lhotse.
C'est le premier itinéraire ouvert par des alpinistes polonais au K2 en 1986. On le nomme : Polish Line. Le deuxième : Magic Line se termine également par une tragédie : Wojciech Wróz disparaît pendant la descente.
Jozef Nyka (membre du GHM) écrivit : « J'ai vu récemment les critiques de la part de Kurtyka concernant Jerzy Kukuczka. Mais il faut être clair : l'itinéraire Kukuczka-Piotrowski au K2 vaut au moins cinq Piolets d'Or. »

Épilogue

Plusieurs années après la mort de Tadek, ses amis demandèrent à la PZA que celle-ci lui attribue le titre du membre d'honneur à titre posthume. Sans succès. En avril dernier le Club Alpin des Explorateurs (dont Tadek était membre) de Sopot, près de Gdansk en Pologne, dépose une deuxième requête. Elle fut également rejetée. La PZA a trouvé un motif formel, jamais inscrit dans ses statuts : le titre du membre d'honneur ne peut être attribué pas plus tard que trois ans après la mort de l'alpiniste concerné. Cette commission était formée de : Anna Okopinska, Aleksander Lwow et de Janusz Majer.

Le mot de la fin

La fédération polonaise a refusé d'honorer un de ses plus illustres membres en prononçant une décision farfelue. La conclusion de quatre himalayistes polonais de grande renommée est regrettable. Cette décision est une affaire de conscience. Ces hommes, en se réfugiant derrière les textes, ont condamné une fois encore un homme exceptionnel. En blanchissant par la même occasion des vrais coupables de la tragédie du Lhotse.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Tadek une seule fois à Morskie Oko. En 1979, j'ai écrit un court poème qui lui est dédié : « Sur la planète des rêves piétinés, existent les Montagnes Bleues. »

Merci à Bogdan Jankowski (RIP), Ryszard Kowalewski i Danuta Piotrowska pour la mise à ma disposition des photos historiques.