Les Mille nuits et une sur le Nanga Parbat, Ultime sauvetage
Lieu: Karakorum (Pakistan)
Date: 2018-04-27
Confidentiel: Non
Objet :
In the mountains, there you feel free
(T.S. Eliot : The Waste Land)
À la mémoire d'Artur Hajzer, Jerzy Kukuczka, Tomasz Mackiewicz et Andrzej Zawada
À Séverine, pour son univers du Louvre éternel
À Larry, pour la Mer et la Montagne
À Rodolphe pour sa disponibilité et patience
Les 27 et 28 janvier 2018, les alpinistes polonais et les pilotes pakistanais ont effectué une action de sauvetage exceptionnelle sur le versant Diamir du Nanga Parbat (8 125 mètres) le neuvième plus haut sommet du monde et le troisième par le triste record de mortalité, d'où son surnom : « la Montagne tueuse ». Sa première ascension fut effectuée en solitaire par Hermann Buhl en juillet 1953. Cette montagne est nommée également « Là Montagne nue. »
En cette fin de janvier 2018, les paroles de Jorge Luis Borges trouvent leur réalité : « Il s'agit d'hommes aux origines différentes, qui professent des religions différentes et qui parlent des langues différentes » (J.L. Borges, Les Conjurés), et pourtant, ils ont pris des décisions en commun pour tenter de sauver deux vies.
Avertissement de l'auteur
Les évènements du Nanga Parbat ont été couverts par de nombreux médias internationaux. Cependant certains faits ont été racontés de façon parfois erronée. Certains acteurs de cette opération ont été oubliés et le rôle d'autres exagéré. Une mise à jour est alors indispensable.
Ce texte a été écrit avec le concours de plusieurs membres et coordinateurs de l'expédition du K2, notamment : son leader, Krzysztof Wielicki, Adam Bielecki, Jaroslaw Botor, Piotr Tomala, Janusz Majer, Michal Leksinski (attaché de presse) et Robert Szymczak (médecin). Il est basé également sur les déclarations des sources internes d'Askari Aviation, sur le rapport du général Muhammad Khalil Dar, Commandant en Chef de l'aviation de l'Armée de Terre à Rawalpindi ainsi que sur le rapport de Jaroslaw Botor, leader de l'action de sauvetage. Certaines informations proviennent également d'Anna, la femme de Tomek. Merci à PHZ et Piotr Tomala pour la mise à disposition des photos. Merci également au personnel de Chamonix Mont Blanc Hélicoptères et à Patrick Fauchère d'Air-Glaciers ainsi qu'au Porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères à Varsovie et au Service de presse de l'Ambassade du Pakistan à Paris. Enfin, merci à Rodolphe Popier et Larry Ware pour leurs ultimes corrections (et conseils) et à Ryszard Urbanik pour son aide documentaire.
L'expédition Nationale Hivernale Polonaise - « K2 pour les Polonais »
Aéroport Fréderic Chopin, Varsovie, Pologne Le 29 décembre 2017. Sous la direction de Krzysztof Wielicki les membres de l'Expédition Nationale Polonaise s'envolent pour le Pakistan. Leur objectif : une entreprise d'envergure, la première ascension hivernale du K2 (8 611 mètres ; première ascension : Achille Compagnoni et Lino Lacedelli 31 juillet 1954.). Les Polonais ont choisi de s'attaquer à cette montagne par la voie Cesen, appelée aussi la voie des Basques. Cette expédition a été organisée par l'association PHZ (Himalayisme Hivernal Polonais) créée il y a 10 ans par Artur Hajzer, disparu en 2013 sur le Gasherbrum I. Son slogan officiel : « K2 pour les Polonais ».
Chogori (Ketu ou encore Godwin-Austen) est le seul sommet parmi les quatorze 8 000 qui n'a pas encore été gravi en hiver. Selon certains alpinistes polonais, adeptes du style alpin, cette expédition est probablement le dernier chapitre de l'épopée hivernale en Himalaya. Ce sera peut-être aussi la dernière grande expédition nationale polonaise considérée par de nombreux alpinistes comme onéreuse et manquant d'efficacité.
Les Polonais débutent en Himalaya en juillet 1939. Une mini - expédition de quatre personnes, avec l'aide des porteurs, réussit la première ascension du Nanda Devi East (7 434 mètres ; sommet par Jakub Bujak et Janusz Klarner.) Puis ils essaient, en vain, d'obtenir la permission auprès du Foreign Office pour s'attaquer au K2. La deuxième guerre mondiale met provisoirement fin à leur exploration. En 1945 la Pologne est en ruines, il faut tout recommencer. Les Polonais s'entrainent dans les Alpes, en Caucase, dans le Pamir et surtout en Hindou Kouch. En 1971 ils effectuent la première ascension du Khunyang Chhish (7 852 mètres ; sommet par Andrzej Heinrich, Andrzej Zawada, Jan Stryczynski et Ryszard Szafirski; ) Puis les autres sommets vierges s'inclinent .Hormis Zawada il y a un autre leader : Janusz Kurczab. En 1973 Zawada lance le pari des ascensions hivernales. Cette épopée polonaise débute dans les montagnes d'Afghanistan avec « First winter ascent » du Noshaq (7 492 mètres ; sommet par Tadeusz Piotrowski et Andrzej Zawada)
Tadeusz Piotrowski et Andrzej Zawada (à droite)
Pendant l'hiver 1974/1975 l'expédition polonaise, dirigée par Zawada, échoue au Lhotse, à 250 mètres du sommet. Février 1980 apporte la consécration : Leszek Cichy et Krzysztof Wielicki réalisent la première ascension hivernale de l'Everest. Depuis les alpinistes polonais continuent sur leur lancée : ils ont ainsi réussi dix sommets parmi les quatorze 8000 mille pendant la période hivernale.
L'expédition 2017/2018 est la troisième entreprise polonaise en hiver sur le K2 (après celles de 1987/1988 et de 2003 et la quatrième en comptant l'expédition russe 2011/2012, marquée par la disparition de Witalij Gorelik.)
Le drame, acte I
En janvier 2018, les Polonais ne sont pas seuls dans les plus hautes montagnes du monde. Depuis quelques années les alpinistes d'autres pays y viennent de plus en plus nombreux en hiver, visiblement contaminés par le virus de « l'art de la souffrance », expression chère à Voytek Kurtyka. Cette année, Alex Txikon tente le toit du monde sans oxygène. Les trois jeunes alpinistes pakistanais : Ali Durrani, Maaz Maqsood et Ali Rozi se lancent dans la première ascension hivernale du Masherbrum II. Simultanément Tomasz Mackiewicz et Élisabeth Revol essaient de gravir le Nanga Parbat (première ascension hivernale en 2016 par Alex Txikon, Ali Muhammad Sadpara et Simone Moro) par l'itinéraire inachevé du Grand Tyrolien de 2000 (Reinhold et Hubert Messner, Hans Peter Eisendle, Wolfgang Tomaseth). C'est la troisième tentative de la Française et la septième pour son compagnon polonais.
Martin Minarik (1967 - 2009)
Élisabeth Revol a gravi en solitaire l'antécime (Rocky Summit) du Broad Peak et le Gasherbrum I et II dans un intervalle de 16 jours et sans oxygène, puis en 2009, le sommet Est de l'Annapurna et subit alors son premier drame : à la descente, dans une tempête, elle perd son partenaire, le Tchèque Martin Minarik qui ne sera jamais retrouvé. Hormis ses deux précédentes tentatives avec Tomek Mackiewicz en hiver sur le Nanga Parbat, en 2017, elle a gravi en solo et sans oxygène le Lhotse.
Tomasz Mackiewicz, alias « Czapkins » (homme au bonnet), 43 ans, est un outsider du milieu de l'alpinisme polonais. Il n'a jamais grimpé dans les Tatras, ni dans les Alpes. Il a effectué en solo la traversée du Mont Logan (5 959 m) au Canada, puis le Khan Tengri (7 010 m). Tomek avait une attirance pour le Nanga Parbat qu'il aura tenté six fois avant de réussir, en style alpin, sans porteurs, sans oxygène, avec toujours un très petit budget qu'il finançait en travaillant sur des chantiers de construction pendant l'été et en récoltant des fonds par Internet.
Élisabeth Revol et Tomek Mackiewicz
Jeudi 25 janvier, Tomek et Élisabeth atteignent le sommet du Nanga Parbat vers 18 heures. Depuis une demi-heure il fait nuit. Le Polonais présente tous les symptômes d'une ophtalmie. La cordée prend immédiatement la décision de redescendre.
À 23 heures 10 Elisabeth Revol envoie son premier SOS à son routeur en France, Ludovic Giambiasi, ainsi qu'à son mari Jean-Christophe : « Tomek a besoin de secours, il a des gelures, il ne peut rien voir. Organise quelque chose le plus vite possible. » Giambiasi donne l'alerte sur les réseaux sociaux. Simultanément le mari d'Elisabeth Revol contacte Masha Gordon, une amie de Chamonix et Muhammad Ali Saltoro, l'agent de la cordée franco-polonaise. Gordon organise une collecte des fonds sur le site Internet GoFundMe.
Solidarité des Polonais
Varsovie, Pologne. Peu de temps après, dans la nuit, Janusz Majer, alpiniste et coordinateur de l'expédition polonaise du K2 au sein de la PZA (l'équivalent polonais de la FFCAM) est contacté par un ami de Mackiewicz, Jacek Czech. Lui-même a été prévenu de la situation par Anna, femme de Tomasz Mackiewicz qui a vu les appels au secours sur Whats'up. Czech est un compagnon de vieille date d'Adam Bielecki qui participe à l'expédition au K2. Janusz Majer prévient le docteur Robert Szymczak, alpiniste et médecin suivant l'expédition depuis la Pologne. Son homologue sur place est Jaroslaw Botor - infirmier secouriste et salarié de LPR (Secours Aérien Polonais) l'équivalent du SAMU.
Robert Szymczak, alpiniste et médecin suivant l'expédition depuis la Pologne
Camp de base du K2 (5000 mètres)
Majer attend pour téléphoner au camp de base du K2. Il est un peu plus de minuit, le décalage horaire avec le Pakistan est de 4 heures. Il sait qu'à cette heure le téléphone satellitaire de Krzysztof Wielicki ne peut être utilisé : pour des raisons d'économie leur groupe électrogène est coupé une partie de la nuit. Pendant ce temps, Majer pense au passé. Les secours polonais en montagne sont et ont toujours été réalisés par des volontaires. La TOPR (Association de Secours Volontaire des Tatras) a été fondé en 1910. Majer se rappelle Klimek Bachleda, le premier secouriste de la TOPR, décédé lors d'une action de sauvetage. Il a désobéi à son responsable de groupe qui lui ordonnait de faire demi-tour. Bachleda est le personnage emblématique du secourisme polonais, ancré dans la mémoire de tous les alpinistes des Hautes Tatras.
Dans les premières heures de ce vendredi 26 janvier 2018, le coordinateur de l'expédition se rappelle probablement aussi Wawrzyniec Zulawski, compositeur et alpiniste, mort en août 1957 dans une avalanche au pied du Mont Blanc du Tacul alors qu'il partait secourir un camarade, coincé sur la Traversée. Son corps n'a jamais été retrouvé.
Janusz Majer c'est aussi l'homme du K2 : en 1986 il a participé à la première ascension de la Magic Line (Peter Bozik, Przemyslaw Piasecki et Wojciech Wroz décédé à la descente). Le patron de l'expédition polonaise de 2018 au K2 décide de contacter Wielicki pour le prévenir de l'appel au secours venant du Nanga Parbat et lui demander s'il peut organiser une opération de sauvetage.
Krzysztof Wielicki
Janusz Majer
Vers 3 heures du matin (UTC+1) Janusz Majer compose le numéro comportant l'indicatif de Varsovie. C'est le téléphone satellitaire de Wielicki qui se trouve au camp de base de la Montagne Sauvage.
-Krzysiek ? C'est Janusz. Il y a un problème grave au Nanga Parbat. Élisabeth et Tomek sont coincés à 7 400 mètres. Tomek est mal, très mal. Pouvez-vous intervenir ?
Wielicki répond :
- Je comprends, ne quitte pas.
Il appelle ses alpinistes, les informe de la situation et leur demande s'ils veulent aller au secours d'Élisabeth et de Tomek. Pendant une fraction de seconde l'esprit de Klimek Bachleda traverse la grande tente du camp de base. Il est accompagné par les autre sauveteurs volontaires : Krzysztof Berbeka, Mick Burke, René Desmaison, Gary Hemming, Lionel Terray et Don Whillans. Pendant une seconde, un silence glacial règne au camp de base. La célèbre phrase, devenue historique : « Klimek, fais demi-tour » retentit dans les oreilles des alpinistes polonais. Puis, quelques secondes plus tard, Wielicki reprend son appareil :
- C'est OK, ils sont tous d'accord. Je vais prévenir notre ambassade.
Janusz Majer décompresse. Wielicki réfléchît. Durant sa vie il a passé presque douze mois au pied du deuxième sommet du monde. Il l'a gravi en été. Krzysztof sait que c'était la seule décision Son rêve du K2 passe au second plan. Vers 9 heures l'homme qui a gravi le premier l'Everest en hiver compose le numéro de la représentation diplomatique de Pologne à Islamabad et demande à parler avec Zbigniew Wyszomirski, l'attaché de l'ambassade.
- Ici Wielicki, c'est une urgence vitale. Mackiewicz et Revol ont besoin de secours sur le Nanga Parbat. Nous sommes prêts à y aller.
Le diplomate polonais comprend tout de suite. Cette histoire est à la limite de ses compétences.
- Je vais faire tout ce qui est possible, dit-il.
En effet, vers 11 heures 30, Zbigniew Wyszomirski prend contact avec Askari aviation. Il apprend alors la procédure obligatoire pour le déclenchement des secours dans les montagnes du Pakistan.
Voie des Basques : itinéraire E
Les Polonais sur la voie des Basques
Klimek Bachleda
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Les secours héliportés dans le Karakorum.
Au Pakistan les services de sauvetage en montagne n'existent pas. La raison principale de cette situation : la fréquentation. Le nombre d'alpinistes qui viennent dans le Karakorum est sept fois inférieur à celui du Népal. Cependant, il existe une solution pour proposer le service adéquat. En 1996 les anciens pilotes de l'armée créent Askari aviation. C'est une société privée de charter qui utilise les hélicoptères de l'aviation de l'Armée de Terre.
Trango Nameless Tower
Ces unités sont basées à Skardu. Leur rôle principal : l'appui héliporté des troupes de montagne dans le conflit qui oppose depuis plusieurs années l'Inde au Pakistan. Askari Aviation intervient dans plusieurs domaines : l'agriculture, le tourisme, l'industrie. Elle propose aussi un service de sauvetage dans les montagnes du Karakorum en affrétant des hélicoptères militaires qui volent sous les couleurs et selon les règles de l'armée pakistanaise. Ces machines sont pilotées par des militaires en service actif. À la suite des pertes subies pendant les missions militaires, l'armée pakistanaise applique des consignes de sécurité draconiennes :
- dans les zones glaciaires et à partir d'une altitude de 4 000 m, toute opération doit se faire avec deux hélicoptères leurs équipages sont composés de deux pilotes (un + 5 passagers selon le constructeur)
- les machines doivent rentrer à leur base 30 minutes avant le coucher du soleil
- les appareils ne sont pas modifiables
Un B3 pakistanais au camp de base du K2
L'armée de terre pakistanaise dispose d'hélicoptères français, des Écureuil AS350 B3, connus aussi sous leur nouveau nom : H 125. C'est le modèle le plus puissant de la série, le fleuron de l'industrie aéronautique française. Ces machines sont fabriquées par Airbus Helicopters (auparavant développé par Aérospatiale et Eurocopter). Quinze appareils ont été fournis par la France à l'armée pakistanaise depuis 2009. Les B3 pakistanais ne sont pas équipés en matériel d'hélitreuillage ni en dispositif de vol nocturne. Les pilotes ne sont pas formés pour les missions de sauvetage.
Le plafond d'action des B3 est le suivant : 6000 mètres dans le cas d'un vol touristique. 5000 mètres dans les cas d'une action de sauvetage. Pendant un entretien téléphonique, le représentant de Chamonix Mont Blanc Hélicoptères a confirmé ces prérogatives.
Pendant un entretien téléphonique, le représentant de Chamonix Mont Blanc Hélicoptères déclare :
« Le plafond d'action des B3 est le suivant : 6000 mètres dans le cas d'un vol touristique. 5000 mètres dans le cadre d'une action de sauvetage. »
B3 de CMBH pendant tournage d'un film au sommet de l'Aiguille de la République dans le massif du Mont-Blanc
Patrick Fauchère, pilote d'Air-Glaciers de Sion en Suisse, déclare dans un entretien :
« Les AS350 B3 possèdent la certification d'Airbus Helicopters pour 7000 mètres. Pour pouvoir aller plus haut de manière « légale » il faudrait étendre la certification mais seul le constructeur peut le faire. Côté technique, un hélicoptère est confronté à plusieurs éléments tout comme le pilote et ce sont tous ces facteurs ensemble qui déterminent l'altitude maximale. »
Au Népal, les Ecureuils ont effectué des actions de sauvetage à des altitudes dépassant 6000 mètres. Le B3 s'est posé à deux reprises sur l'Everest. Cet exploit était réalisé par le pilote d'essais, Didier Delsalle. En effet sa machine était allégée (les sièges des passagers entre autres) et contenait une quantité limitée de kérosène, soit environ 400 kilos de moins que les B3 pilotés par les pilotes de l'armée pakistanaises.
Patrick Fauchère ajoute :
« Je pense que nous avons l'expérience pour le faire (altitudes supérieures à 7000 mètres) mais néanmoins il faut avoir une bonne connaissance des vents locaux et de la météo pour faire ce genre de mission. A ces altitudes, ce sont des exploits et rien n'est garanti. Au Népal les pilotes sont civils et relativement bien formés ce qui n'est pas comparable avec le Pakistan qui utilise pendant les actions en montagne les équipages des forces aériennes. Les pilotes militaires n'ont pas les mêmes formations que les civils et surtout ne peuvent pas avoir l'expérience commerciale. »
Askari aviation a édité un document pour sensibiliser les alpinistes à la limitation des moyens de secours en montagne. Il dit clairement que l'altitude maximale d'atterrissage des hélicoptères est limitée à 5 000 mètres. Pour faciliter toute action héliportée la société pakistanaise de charter stipule descendre les victimes jusqu'à cette altitude, à défaut à Concordia ou au camp de base (IHEC - International Hiking and Altitude Expedition Camp)
Pour faciliter toute action de sauvetage Askari aviation conseille aux alpinistes et trekkeurs l'utilisation des porteurs de haute altitude. Les organisateurs des certaines expéditions « lost ? cost » n'ont souvent pas de moyens pour respecter cette consigne. C'est également le cas de l'expédition Mackiewicz ? Revol.
Du point de vue financier Askari aviation applique des règles strictes de fonctionnement. Pour pouvoir bénéficier des services de sauvetage dans les délais raisonnables, les expéditions doivent s'enregistrer auprès de la société pakistanaise avant de partir sur leur objectif et déposer à l'avance la somme de 15 000 dollars. Cette règle est une condition « sine qua non ». Selon les sources internes d'Askari aviation, depuis 2018 le paiement de cette somme est obligatoire pour l'obtention du permis pour tout sommet dépassant 8 000 mètres.
A la suite de nombreux impayés, Askari aviation a pris ses précautions : elle ne collabore plus directement avec les assurances étrangères.
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L'organisation du sauvetage - la course contre la montre
Dans la matinée de vendredi du 26 janvier, Zbigniew Wyszomirski a tout compris. Les sources internes d'Askari aviation le confirment : « Il n'est pas alpiniste, mais il a compris tout de suite la complexité du problème » Wyszomirski entre en contact avec son homologue de l'ambassade de France. Le diplomate polonais ne perd pas de temps. Son objectif : réunir la somme de 15 000 dollars. Il vide le coffre de l'ambassade et demande aux employés de procéder aux retraits en liquide sur leurs comptes personnels. Ce vendredi 26 janvier, comme tous les vendredis au Pakistan, est une journée particulière. La Grande prière dure de 13 à 14 heures.
Islamabad, 26 janvier, 14 heures 30. Le diplomate polonais se rend au siège de la société de charter à Islamabad, près de la zone aéroportuaire. Il est accompagné par Michel Nehmé, le chef de la chancellerie de l'ambassade de France et par Muhammad Ali Saltoro, l'agent de l'expédition Mackiewicz-Revol. Saltoro reste en retrait pendant la négociation des diplomates avec les Pakistanais. Il n'est pas en position de demander quoi que ce soit car ses clients n'ont pas déposé la somme préconisée. L'ambiance est plus que tendue. L'attaché de l'ambassade polonaise s'acquitte des 15 000$. La première étape est alors franchie.
En Occident, c'est le week-end. Pendant la réunion au siège d'Askari aviation Wyszomirski décroche son téléphone portable et tente de joindre le Ministère des Affaires Étrangères à Varsovie. À 15 heures il obtient l'accord des autorités polonaises pour couvrir les frais de secours au-delà du dépôt. L'opération peut être lancée. Le porte-parole du ministère des Affaires Étrangères polonais envoie le courrier électronique suivant :
« Dès l'annonce des mauvaises nouvelles concernant Monsieur Mackiewicz et Madame Revol les cellules diplomatiques françaises et polonaises à Islamabad ont entrepris immédiatement des actions pour assurer un soutien aux deux alpinistes afin qu'ils puissent être secourus. Le ministre des Affaires étrangères polonais en collaboration avec la chancellerie du Premier Ministre prend la décision de prendre en charge le coût financier du sauvetage afin de permettre son déclenchement. Dès le 26 janvier au matin l'ambassade de la Pologne à Islamabad a été en contact permanent avec ses homologues français, pakistanais et les organisations concernées par cette action de sauvetage. »
Une course contre la montre commence. Wyszomirski est en contact permanent avec Wielicki. Il sait que les alpinistes du K2 se tiennent prêts pour embarquer dans les hélicoptères. Ali Saltoro propose de joindre à l'action de sauvetage quatre porteurs d'altitude qui ont gravi le K2 et le Nanga Parbat. Le diplomate polonais refuse ? précise la source interne d'Askari aviation.
En attendant les hélicoptères
La compagnie pakistanaise obtient que la mission de sauvetage soit prise en charge par la 5ème escadrille de haute altitude. Cette unité est postée à Skardu, à 100 kilomètres du camp de base du K2. Selon le rapport rédigé par le général de division Muhammad Khalil Dar, Commandant en Chef de l'aviation de l'Armée de Terre pakistanaise à Rawalpindi, c'est une formation d'élite, « the Fearless Five » Elle dispose d'hélicoptères français, des Écureuils AS350 B3.
Skardu, 26 janvier. Dans l'après-midi, le commandant de l'escadron, le lieutenant-colonel Anjum Rafique, décroche son téléphone. L'ordre de mission tombe : « la recherche et le sauvetage sur le Nanga Parbat. » Le lieutenant-colonel sait qu'il faudra voler jusqu'au camp de base du K2 pour y récupérer les alpinistes polonais.
L'heure est tardive, le briefing des pilotes commence. Il faut préparer le plan de vol et savoir comment le sauvetage va se dérouler. Combien de sauveteurs les Polonais prévoient-ils ? De quel matériel disposeront les alpinistes ? Le déclenchement de l'opération est reporté jusqu'au lendemain matin en raison de l'heure tardive et des mauvaises conditions météo.
Le drame, acte II
Pendant ce temps, Tomek Mackiewicz et Élisabeth Revol sont descendus jusqu'à 7280 mètres. À 12h43, Revol envoie un message : « Le vent se lève et Tomek saigne beaucoup de ses gelures, l'infection ne va pas tarder. ». L'état de Mackiewicz s'est aggravé. Son routeur la convainc que la seule solution de les sauver c'est qu'elle descende à 6 700 m, ce qui permettrait à un hélicoptère d'intervenir quelques heures plus tard pour les récupérer l'un après l'autre. Élisabeth Revol, aide Tomek à se traîner hors de la crevasse où ils se sont terrés pour échapper au froid de la nuit passée. Et à 13h30 elle le quitte et commence sa descente pour rejoindre la voie Kinshofer.
Le médecin de l'expédition polonaise basé en Pologne, docteur Robert Szymczak, rapporte pendant un entretien téléphonique :
« Nous n'avons jamais eu de contact avec Revol ni avec Giambiasi, son routeur. Il a pris sa décision seul. C'est clair : c'était la seule solution logique de descendre vers la Kinshofer, vu l'état de Tomek, pour lui sauver la vie. Wielicki m'a dit la même chose. On ne peut pas dire que Giambiasi ait joué un rôle dans la coordination de ce sauvetage. Il a fourni la position et les coordonnés GPS d'Élisabeth Revol. Les principaux coordinateurs de cette entreprise ont été : Wielicki, Wyszomirski et moi-même. Nous savions où Élisabeth se trouvait et guidions nos alpinistes vers elle. Ni moi, ni Majer n'avions jamais eu contact avec la Française. »
Camp de base de Chogori, glacier de Baltoro. Krzysiek Wielicki et Janusz Golab sélectionnent les alpinistes qui participeront à l'action de recherche et de sauvetage :
- Adam Bielecki, 34 ans, psychologue de formation. Il a effectué deux premières hivernales sans oxygène : du Gasherbrum I et du Broad Peak.
Adam Bielecki
- Denis Urubko, 44 ans, ancien militaire du temps de l'Union soviétique. Il a gravi 19 fois les quatorze 8 000 sans oxygène dont deux en hiver (Gasherbrum II et Makalu). Ce Léopard des neiges a déjà participé à plusieurs sauvetages en Himalaya. Entre autres celui de la polonaise Anna Czerwinska au Lhotse en 2001, du Slovène Thomaz Humar en 2002 au Shishapangma, celle de Marcin Kaczkan en 2003 au K2.
Denis Urubko
Ces alpinistes constituent la cordée de tête.
- Jaroslaw Botor, 44 ans, infirmier - secouriste professionnel et alpiniste, Il a fait l'ascension de l'Ama Dablam et du Denali.
Jaroslaw Botor
- Piotr Tomala, 45 ans, entrepreneur en travaux acrobatiques. Il a gravi le Cho Oyu et le Broad Peak.
Piotr Tomala
Tous deux forment la cordée d'appui. Botor dirige cette opération : il est infirmier et le seul secouriste professionnel dans cette « équipe de secours » improvisée.
Piotr Snopczynski, responsable du camp de base du K2, prépare le matériel nécessaire : abris de bivouac, huit bouteilles d'oxygène médical, un caisson Gamow, des vêtements et duvets ainsi que de la nourriture et des cartouches de butane pour six personnes.
Piotr Snopczynski, le chef de la base
Le Sauvetage
Skardu, 26 janvier, 19 heures. La nuit est déjà tombée sur les montagnes du Karakorum. Le lieutenant-colonel Rafique sélectionne ses pilotes : Les major Fakhar-Abbas, Jehanzeb Qazi et Hussain Hamid. Un technicien est intégré au voyage. Rafique entre en contact avec l'hôpital de Skardu. Un membre de l'expédition du K2, Dariusz Zaluski, cameraman, y séjourne à la suite d'une opération dentaire. Si son état le permet il fera demain partie du voyage pour rejoindre ses camarades au camp de base.
Le lieutenant-colonel Rafique donne quartier libre à ses pilotes. Il sait que demain, avec les quatre sauveteurs polonais, ils seront huit à partir. Et il y a deux victimes en perdition sur le versant Diamir.
Le général Khalil Dar indique dans son rapport de mission :
« À l'aube du 27 janvier, une journée typique d'hiver se leva sur Skardu et la vallée était encore recouverte de nuages statiques, empêchant tout espoir d'intervention. Au Nanga Parbat, à 250 km au sud-ouest du camp de base du K2, le pessimisme devait être général devant cette mer de nuages et les vents violents. À des milliers de kilomètres, en France et en Pologne, les familles des alpinistes en difficulté restèrent éveillées toute la nuit priant qu'un miracle se produise. Les espoirs de la femme de Tomasz, Anna Antonina Solska et de ses trois jeunes enfants ne reposaient plus que sur l'amélioration des conditions météo et sur le courage des sauveteurs d'élite polonais. »
Skardu, Pakistan, 27 janvier. Dès l'aube les pilotes des « Fearless Five » sont en alerte. Lieutenant-colonel Rafique entre en contact avec les postes militaires pakistanais, basés à Payu et à Concordia. Il apprend alors que la visibilité est médiocre et le vent fort. Le relief n'est pas visible, c'est « jour blanc. » 12H45, Rafique prend la décision de décoller. Les deux Écureuils sont tractés hors du hangar. Bientôt le « flap-flap-flap » typique des rotors retentit.
- Nous décollons pour le camp de base du K2....
- Take off....
- Good luck....
- Roger...
Les deux hélicoptères atterrissent à Payu pour se ravitailler en kérosène. Pendant ce temps à la DZ (Drop Zone) du K2, les alpinistes polonais préparent le terrain. Vers 13H30, après 45 minutes de vol, les deux machines se posent au camp de base à 5 000 mètres d'altitude.
Décollage du camp de base du K 2
Le matériel est prêt
27 janvier, camp de base du K2, Pakistan. 13h30. Wielicki et ses hommes saluent les pilotes pakistanais. Les membres du futur commando font connaissance. Snopczynski, responsable du camp de base veille à ce que rien ne soit oublié au niveau du matériel. Bielecki et Urubko embarquent dans le premier B3, piloté par le lieutenant-colonel Rafique, le Squadron leader. Botor et Tomala s'installent dans le deuxième Écureuil. Les deux hélicoptères décollent en direction de Skardu. Ils s'arrêtent à Payu pour faire le plein. C'est là que le réel briefing commence. Les Polonais proposent le largage des sauveteurs aux environs de 6 700mètres pour rejoindre la première victime (position estimée de Revol) en effectuant un rappel classique. Ils savent que les B3 de l'armée pakistanaise ne sont pas équipés de treuil. Le Lieutenant-colonel Rafique répond : « on va essayer », sachant que cette opération dépasse les limites fixées par l'armée. A Skardu on installe un dispositif pour attacher une corde de rappel.
Bielecki et Urubko embarquent dans un AS 350 B3
Vers 15h40, l'opération « Il faut sauver les alpinistes du Nanga Parbat » est lancée. Les deux B3 décollent en direction de l'ouest. En route, un arrêt est effectué à Jaglot pour y faire le plein, obligatoire pour assurer le retour des hélicoptères à la base de Skardu. Vers 17h, le camp de base du Nanga Parbat est localisé. Le Squadron leader Rafique lance par VHS : « Approach ». Le vent souffle à 42 noeuds. Il est évident que dans ces conditions aller plus haut, c'est du suicide. Toute action au moyen d'un rappel est impossible car le vent est bien trop fort et le B3 peut facilement être déséquilibré. Selon les normes de sécurité toute action de treuillage ou d'héliportage doit être interdite à partir d'un vent dépassant les 15 noeuds. Rafique sait que « touchdown » va être délicat : hormis le vent, la neige en recirculation, mise en mouvement par les rotors, peut affecter la visibilité des pilotes. Bielecki et Urubko sont prêts à descendre : baudriers, assureurs-descendeurs.
Denis et Piotr pendant le retour
Major Abbas, Urubko et Bielecki à bord d'un B3
Sous les indications de Denis, le lieutenant-colonel Rafique tente de déposer les sauveteurs polonais au pied de la voie allemande, l'itinéraire ouvert en 1962 par Toni Kinshofer, Siegfried Löw et Anderl Mannhardt. Löw y a laissé sa vie. C'est la voie la plus directe mais aussi une parmi les plus difficiles.
Après 4 essais successifs qui prennent 20 minutes, Botor et Tomala sont largués, un par un avec le minimum de matériel nécessaire à proximité du camp 1. L'hélicoptère touche à peine le rocher. C'est « appuie patins » Les alpinistes sautent. Le « touchdown » est au même niveau de l'amerrissage de Chesley Sullenberger qui a posé un A320 sur le fleuve Hudson. C'est également comparable à l'atterrissage de capitaine Wrona qui a posé un 676 sur le ventre à Varsovie.
Denis et Adam dans l'hélico
C'est également à la hauteur de l'atterrissage de capitaine Wrona qui a posé un 676 sur le ventre à Varsovie.
Il est 17h15, Bielecki et Urubko sont déposés à 4 800 m d'altitude au pied de l'itinéraire Kinshofer. Denis raconte :
« Les pilotes m'ont dit 'Denis c'est quoi le mieux pour déposer ton équipe, parce que tu connais la zone par coeur. Je leur dis, OK les amis, mais, le camp de base c'est un peu loin, on peut sauter, déposez-nous un peu plus haut. 'Ici, peut-être là ?' S'il vous plait, un peu plus haut... et finalement ils nous ont déposés sur un bout de piton rocheux, il y avait des cailloux, c'était une opération risquée. »
Voie Kinshofer du Nanga Parbat
En janvier la nuit tombe vers 17h30 sur les montagnes. Les quatre Polonais regardent les deux hélicoptères s'éloigner. Ils rentreront dans la nuit à Skardu, sans système de vol de nuit, contrairement aux règles de sécurité imposées par l'armée. Bielecki et Urubko prennent leur décision : on y va ! Les deux alpinistes les mieux acclimatés sur le K2 commencent alors leur « voyage nocturne » par la voie qu'ils connaissent bien. Ils savent que sur la voie des Allemands certaines cordes fixes sont toujours en place. Cela doit faciliter leur progression. Les « Jumars » (une merveille conçue dans les années 60 par les grimpeurs suisses : Jüsy et Marti) doivent aussi leur donner un coup de pouce pour transporter le matériel.
Vers 17h30, le tandem Bielecki-Urubko attaque la paroi. Ils essayent de rentrer dans le cadre « light and fast » préconisé par Kurtyka et McIntyre. Mais ils sont alourdis par toute la panoplie du premier secouriste. Les deux alpinistes changent la tactique pour se rapprocher de « l'état de nudité » (naked nights) décrit par Voytek : « La légèreté, la vulnérabilité et la confiance ».
Adam Bielecki témoigne :
« Nous avons grimpé légers. Nous avions uniquement un abri de bivouac pour quatre personnes, six broches à glace, un réchaud et une cartouche de gaz. Nous n'avions pas de tente ni sacs de couchage. Nous avons emporté une corde de rappel de 60 mètres et une corde de hissage de 50 mètres en 5 millimètres. Dans nos sacs à dos nous avions des gants de rechange, quelques barres chocolatées, deux trousses de secours ainsi qu'un thermos de boisson chaude. Au départ j'ai grimpé une bouteille d'oxygène avec son masque et son détendeur. J'ai vite compris que cette charge ralentirait notre progression. L'important c'était de grimper vite. J'ai tout abandonné au premier quart de la voie Kinshofer. Nous avons progressé en utilisant deux piolets chacun et un Basic de Petzl pour l'assurance. Personnellement je suis allergique aux cordes fixes de cette voie : il y a deux ans j'ai failli me tuer sur une de ces vieilles « mains courantes. Mais, nous n'avions pas le choix. Dans le couloir nous étions encordés. Denis a « doublé » quelques points d'assurance pour sécuriser certaines cordes fixes suspectes. »
Simultanément Botor et Tomala installent un camp 1 de fortune. Les quatre alpinistes sont en contact permanent par radio et par satellite avec le camp de base du K2, mais également avec les coordinateurs en Pologne : Janusz Majer et Robert Szymczak. Alors qu'il fait nuit, la cordée du camp 1 reçoit l'information qu'Élisabeth Revol redescend vers le camp 2 de la voie Kinshofer.
Progression de la cordée : Bielecki-Urubko
Bielecki et Urubko mettent le turbo. « L'Iron-Man » pourrait-il en faire autant ? À 18h22 ils sont à 5 219 mètres. Vers 21h00 ils atteignent 5670 mètres. Puis à 21h44 ils arrivent à 5 814 mètres.
Pendant ce temps Élisabeth Revol, qui s'était arrêtée la veille, le 26, à 6 700 mètres, apprend par son routeur en fin de journée que les hélicoptères n'interviendront que le lendemain. Elle passe une nuit dans une crevasse. Le récit de ses hallucinations fut rapporté dans plusieurs articles de presse. Elle attend le lendemain jusqu'en fin d'après-midi et entend enfin à 17h15 le bruit d'un hélicoptère beaucoup plus bas. Avant de commencer son ascension avec Urubko, Bielecki a transmis par radio VHS à la cordée d'appui leur intention de rejoindre Revol vers 6 700 mètres, relayé par Szymczak sur les réseaux sociaux. Quelques minutes auparavant les batteries du téléphone satellitaire d'Élisabeth sont épuisées. Elle ne recevra jamais ce message.
Le tandem Bielecki-Urubko continue sur sa lancée, sans aucun repère. Ils mettent huit heures pour gravir 1100 mètres. Cela demande normalement 2 à 3 jours d'escalade. À 2 heures du matin, les Polonais établissent un contact vocal avec Élisabeth qui a vu leurs frontales. Sa surprise est totale, de même que la joie de ses deux sauveteurs. Ils la retrouvent un peu plus haut au- dessus du camp 2, à l'altitude de 6 100 mètres. Leur joie était à la hauteur de la finale de la Neuvième symphonie de Beethoven. Urubko, en parfait militaire, dit tout simplement : « Nous sommes heureux de te retrouver Élisabeth. »
Adam Bielecki ajoute :
« Nous savions qu'Élisabeth descendait par la voie Kinshofer. Nous pensions la retrouver vers 6 600 - 6 700 mètres. Nous avons été surpris qu'elle soit descendue si bas. Je suis formel : elle ne savait pas que nous venions à son secours. Nous avons eu de la chance. Mais nous n'avions pas le choix. Le moment de notre rencontre a été une joie immense, gâchée par les mauvaises nouvelles de Tomek. Nous étions en contact permanent avec la cordée du bas : Jarek et Piotr. Ils réagissaient à chaque instant. Nous avons communiqué avec le docteur Szymczak par leur intermédiaire. »
Le drame, acte III - Réquiem pour Tomek
Les Polonais installent l'abri de bivouac. Attention : « Bébé à bord ! » Ils donnent à Élisabeth les médicaments préconisés par Szymczak et lui font boire des boissons chaudes. Puis on revient à la réalité. Élisabeth décrit l'état de son compagnon. On consulte Robert Szymczak, qui est médecin mais aussi himalayiste, il a gravi le Dhaulagiri et le Nanga Parbat.
Piotr Tomala compose le numéro du médecin.
- Robert ! Tu as eu les symptômes de Tomek. Qu'en penses-tu ?
- C'est négatif, c'est négatif. On abandonne l'action pour Tomek.
- Je comprends - répond Tomala.
Le médecin polonais explique les raisons de sa lourde décision dans son rapport rédigé le 2 février. Elles sont nombreuses. La plus importante : l'impossibilité d'atterrir à 7280 mètres et l'absence d'une solution alternative. À cela se sont ajoutés plusieurs facteurs : le séjour prolongé en altitude d'Elisabeth Revol mettrait sa vie en danger et compliquerait son évacuation. De même pour les sauveteurs qui, acclimatés à 6500 mètres, risqueraient de laisser leur peau pendant l'ascension sans oxygène et par le temps qui se dégradait rapidement. Docteur Szymczak conclut son rapport ainsi : Le 27 janvier l'état de Tomek était désespéré : troubles de la conscience, de la vue, incapacité motrice. Il avait tous les symptômes d'un oedème pulmonaire à son étape ultime, de déshydratation et d'un refroidissement extrême de son organisme.
Après le sauvetage, le docteur Frédéric Champly, médecin d'Élisabeth Revol à Sallanches, a analysé les informations qu'elle lui a données sur l'état de Tomek et il affirme, confirmant le diagnostic de Szymczak : « C'est un oedème pulmonaire de haute altitude (OPHA) qui a emporté Tomek. Au moment de sa séparation avec Élisabeth Revol, vendredi à 13 h 30, son OPHA en était au stade ultime. (...) Il est très probablement décédé dans les heures qui ont suivi. Trois, quatre ou cinq heures. »
Pendant ce temps Tomek est 1 200 mètres plus haut. Seul. Il est abrité dans une crevasse. La solitude, il connaît. Il a déjà fait un voyage en solitaire pour se sortir de la drogue et il est arrivé à bon port. « Czapkins » s'est endormi tout simplement sur la montagne de ses rêves. Comme John Harlin II qui a disparu sur l'Eiger, sa « montagne de cristal » Tomek a rejoint le cercle des alpinistes disparus au Nanga Parbat.
Tomasz Mackiewicz, « Czapkins » (1975-2018)
Le général Khalil Dar, dans son rapport de mission du sauvetage exprime le même sentiment :
« Cette fois, il s'est enfermé à jamais dans son rêve et a rejoint les autres himalayistes qui l'accueilleront : je pense qu'il sera heureux de retrouver les grands alpinistes qu'étaient Jose Antonio Delgado (juillet 2006), Karl Unterkircher (2008), l'Iranien Saman Nemati (2008), l'Autrichien Wolfgang Kolblinger (2009) et surtout la seule femme qui y a perdu la vie - Go Mi-Young (2009). Nous prions tous que la paix soit accordée à sa famille et que son âme soit bénie. »
Le retour de l'enfer
Après quelques heures de repos au camp 2 (le « Nid d'aigle »), les trois alpinistes entament leur descente par la voie Kinshofer. Élisabeth a les mains gelées, incapable de descendre seule, elle participe au mieux pendant les rappels. Adam dira plus tard :« Nous admirions son courage et sa résistance. »
Initialement Bielecki et Urubko estiment leur heure d'arrivée au camp à 9 heures du matin, mais ils doivent vite la réévaluer à 12h30. Les deux hélicoptères se posent au camp de base. Vers 13h00 un Ecureuil récupère Botor et Tomala au camp 1et les évacuent avec tout le matériel au camp de base du Nanga Parbat à 4000 mètres pour alléger les machines. À 13h30 Revol, Bielecki et Urubko sont récupérés au camp 1. Les deux B3 décollent pour Chilas. Le temps presse car les pieds de Revol se présentent mal. Il faut la rapatrier en France au plus vite. Jarek Botor lui prépare des injections à administrer à l'hôpital d'Islamabad et les médicaments pour le voyage. Puis se sont les adieux.
Piotr Tomala témoigne :
« Sur la photo ils se serrent avec Adam dans les bras. Elle nous a dit au revoir à tous de la même façon. C'était très émouvant. »
Un autre hélicoptère de l'armée pakistanaise attend Elisabeth sur la piste. Tous les acteurs du sauvetage posent pour la photo de famille. Quelques minutes plus tard la Française décolle pour Islamabad.
Adam et Elisabeth en haut du mur Kinshofer
28 janvier : Denis Urubko, Elisabeth Revol et Adam Bielecki au camp de base du Nanga Parbat
Base militaire de Chilas. De gauche à droite : Major Qazi, Lt-Colonel Anjum, Elisabeth, Major Hamid , Major Abbas, Bielecki, Botor avec au premier plan : Urubko et Tomala.
Major Abbas, Elisabeth et Adam sur la base de Chilas
Les quatre « Guerriers de glace », Urubko, Bielecki, Tomala et Botor
Les quatre alpinistes polonais sont transportés à Skardu pour quelques jours de repos. Le sauvetage s'achève enfin 28 heures après son début. Il a nécessité 18 heures de vol en hélicoptère. Son cout avoisine 68000 euros.
Puis, les alpinistes polonais regagnent le camp de base du K2. Le 29 janvier, Jarek Botor rédige son rapport sur le sauvetage. Mais il doit quitter l'expédition pour des raisons familiales et retourne à Varsovie. Il est attendu à l'aéroport par l'ambassadeur de France, Marc Baréty. Robert Szymczak rédige son rapport médical. Puis les représentants d'Askari aviation sont invités à l'ambassade de Pologne.
Les remerciements et hommage à Tomasz Mackiewicz
1 février : L'Ambassadeur de France en Pologne, Marc Baréty, adresse une lettre de remerciements à l'équipe du sauvetage :
« Chers membres de l'action de recherche et de sauvetage, je regrette de ne pas pouvoir vous rencontrer au Pakistan après le sauvetage de Madame Revol.
Vous avez accompli une mission qui prouve la solidarité du monde de l'alpinisme. (...) Vous avez honoré les traditions d'alpinisme de haute altitude. (...) Au nom de la France je vous adresse ma gratitude pour avoir sauvé Elisabeth Revol. Je suis profondément désolé par la disparition de votre compatriote, Monsieur Tomasz Mackiewicz ».
Krzysiek Wielicki rajoute quelques mots au rapport de Botor. Il remercie ses alpinistes mais également le diplomate polonais, Zbigniew Wyszomirski, pour la coordination des opérations héliportées et sa disponibilité permanente. Il n'oubli pas les pilotes pakistanais : « Ils ont accompli une mission de sauvetage dans des conditions difficiles et de façon formidable. » dit le leader d'expédition.
Piotr Tomala ajoute : « L'engagement des pilotes était total. Ils ne pouvaient rien faire de plus à cause de l'heure tardive. C'était une action collective. »
Adam Bielecki conclut : « Les pilotes ont été formidables. Ils ne sont pas formés pour les actions de sauvetage. Mais s'ils nous avaient laissés à 4000 mètres, au camp de base du Nanga Parbat, nous n'aurions probablement pas réussi à sauver Élisabeth. Les voir repartir la nuit était impressionnant. »
Varsovie, Pologne, 28 janvier. Lors d'un interview Janusz Majer déclare : « Nanga Parbat c'était son rêve. Tomek a essayé d'apprendre cette montagne sept fois. Il a vécu de façon dont la plupart de notre société ne serait pas capable. C'était un personnage très coloré. Sa disparition était à la hauteur de sa vie. »
31 janvier. Lors d'une conférence de presse, Voytek Kurtyka salue la mémoire de Tomek : « Il n'avait aucune formation d'alpiniste. Il était souvent méprisé dans le milieu de la montagne. Son ascension démontre un vrai talent. Je considère sa mort comme une grande perte. »
Ambassadeur de France, Marc Baréty, accueille Jaroslaw Botor à l'aéroport de Varsovie
Le général Khalil Dar conclut son rapport de mission ainsi : « Quelle fin héroïque d'un des grands alpinistes du style alpin, Tomasz Mackiewicz... Avant de quitter notre monde, il aura pu être fier de laisser en héritage à ses trois enfants le fait qu'il a été le premier, avec Revol, à gravir une voie nouvelle en hiver et en style alpin sur le Nanga Parbat. Stefan Nestler a écrit en novembre 2017 : L'amour de Tomek pour le Nanga Parbat frisait l'obsession. C'était sa septième tentative sur le Nanga Parbat et il n'avait que 43 ans. »
« Il y a des gens qui mettent leur vie en danger pour une liberté sans compromis, loin de la logique partagée par le plus grand nombre. On reconnaît ces personnes par la façon dont elles parlent de leurs aventures passées et de leurs aventures futures car le défi est l'expression ultime de leur désir de vivre. »
L'expédition du K2 - épilogue
Quelques jours après le sauvetage Bielecki, Tomala et Urubko regagnent le camp de base du K2. Ils continuent l'ascension sur la voie des Basques. Mais l'opération se complique. Déjà en janvier Janusz Golab écrivait : « Cet hiver les conditions sont pires qu'en été. Peu de glace, chutes de pierres. »
Marek Chmielarski et Artur Malek voie des Basques au K2
Adam Bielecki est le premier blessé par les « rolling stones » Son nez est cassé. Puis c'est au tour de Rafal Fronia : il a l'épaule fracturée. L'infirmier, Jarek Botor, est déjà rentré en Pologne. Le docteur Szymczak donne alors par téléphone les instructions pour poser quelques points de suture à Bielecki. Pour Fronia, une seule option est envisagée : l'hôpital à Skardu. Il attendra deux jours, à cause du mauvais temps, avant que l'hélicoptère ne puisse se poser. Il est obligé de quitter l'expédition.
Adam Bielecki après accident
Fronia en transit pour Varsovie
15 février. Deux équipes de la télévision polonaise arrivent au camp de base du K2. Cet évènement est vivement critiqué par les alpinistes polonais sur les réseaux sociaux.
24 février. Médecin de la TOPR, Przemyslaw Gula arrive au camp de base de Chogori.
Denis sur cordes fixes
25 février. Le temps presse : la fin du mois approche. Selon Urubko l'hiver en Himalaya s'achève le 28 du mois et non le 21 mars. Il part seul pour l'assaut final sans prévenir personne, sans sa radio. Il rencontre au camp 2 des Polonais. Il refuse de communiquer avec le leader. Il atteint 7 600 mètres, puis abandonne après une chute dans une crevasse. Avec une très faible visibilité, il parvient à regagner le camp de base. Le lendemain, il fait ses bagages et quitte l'expédition.
Denis Urubko
. Chogori (K2) Jaune le futur camp 4 à 8000m, rouge, reconnaissance à 7400m, vert, bivouac à 7200m
5 mars 2018 : Krzysztof Wielicki prend la décision d'abandonner l'ascension hivernale du K2. Le 19 mars les membres de l'expédition regagnent l'aéroport de Varsovie via Doha au Qatar. Ils y sont accueillis par l'ambassadeur de France.
Denis Urubko
Dessin d'un écolier polonais de huit ans
Selon plusieurs membres de l'expédition l'aventure du K2 continuera. La jeune génération des Polonais semble le croire aussi. Car, comme l'a écrit Borges : « La vie n'est pas un rêve, mais elle peut le devenir « (J.L.B : Quelqu'un rêvera)
Le 23 avril PHZ publie un communiqué qui annonce une prochaine expédition hivernale sur le K2 pendant la saison 2019/2020.
Les porteurs de haute altitude
Plusieurs expéditions en Himalaya ou dans le Karakorum sont organisées avec l'aide des porteurs de haute altitude (HAP-s) souvent d'excellents grimpeurs. Les hommes de l'ombre, souvent oubliés.
L'expédition polonaise de 2018 a été organisée avec le concours de l'agence Jasmine Tours à Skardu, dirigée par Asghar Ali Porik. Tour opérateur pakistanais a sélectionné quatre « Hight altitude potrers » qui se sont joints à l'équipe de Wielicki : Jalal ud Din, Fazal Ali et Amin Ullah Baig (tous les trois originaires de la Valée de Shimshal) ainsi que Sadiq Sadpara (Valée de Sadpara).
Les HAP's : Hight Altitude Porters, Jalal, Sadiq, Fazal et Amin
Ils ont porté du matériel et de la nourriture en altitude et ont participé à l'installation des cordes fixes. Ils ont également désinstallé les camps et les « mains courantes » après l'abandon des deux itinéraires tentés par les alpinistes polonais. Pour laisser la montagne « propre. »
Pétition
Une pétition a été déposée auprès du sénateur de l'Eure, Ladislas Poniatowski, pour demander à l'État français de récompenser les sauveteurs polonais, qui dans le meilleur esprit de l'alpinisme et du sauvetage en montagne ont fait preuve d'un dévouement altruiste pour aider deux camarades alpinistes en difficulté, et qui, ce faisant, se sont mis en danger et ont pris le risque de sacrifier leur propre objectif. Un complément d'information a été adressé au Sénateur Poniatowski pour sensibiliser les autorités françaises sur le rôle des pilotes pakistanais pendant le sauvetage.
Cliquer ici pour accéder au site de la pétition.
Le mot de la fin
Andrzej Zawada, l'homme qui a osé imaginer les ascensions hivernales sur les plus hautes montagnes du monde, écrivit : « La Montagne possède un sens uniquement quand l'homme y séjourne avec ses sentiments, ses échecs et ses victoires. Et quand il peut ramener un peu de son vécu dans la vallée. »
L'équipe de l'Everest, l'hiver 1980
Postscriptum
Dans un communiqué Masha Gordon détaille la répartition des fonds collectés sur GoFundMe. Trois parts importantes ont été attribuées aux enfants de Tomek : Max, Zoja et Tonia pour leur permettre une éducation convenable.
Dans le même texte la russo-britannique remercie les Internautes et les sauveteurs de la part des deux épouses de Mackewicz (Anna et Joanna) et d'Elisabeth Revol, pour « l'extraordinaire générosité (...) et l'esprit de solidarité qui a permis de mobiliser des ressources et de sauver une vie. »
Une somme d'environ de 31000 euros a été remboursée à l'ambassade de France à Islamabad. Le gouvernement polonais n'a demandé aucun remboursement. Le charme slave oblige. Une somme créditée sur le tableau récapitulatif corresponde au remboursement d'assurance d'Elisabeth Revol (la couverture standard indiquée par l'assureur de la FFCAM pour un secours héliporté est de 30 000 euros).
Budget des secours
Piotr Packowski, le 27 avril 2018
Dossier proposé par Piotr PACKOWSKI
Mis en ligne le samedi 28 avril 2018 à 08:38:20