Les Dossiers du G.H.M.

Pavol Pochylý - le révolté des Tatras par Piotr Packowski

 

Lieu: Tatras - Slovaquie

Date: 2017-12-30

Confidentiel: Non


Objet :

Celui qui pense que l'altitude constitue la différence diamétrale entre les Alpes et les Tatras se trompe...
(Pavol Pochylý)

En 2000 disparaît Pavol Pochyly, dit l'Araignée, précurseur et légende de l'escalade libre dans les Hautes Tatras. Gros plan sur ce personnage controversé qui a inspiré les générations ultérieures des grimpeurs d'Europe centrale.

L'escalade libre derrière le rideau de fer

À l'époque du mur de Berlin, à l'Ouest on parlait peu de l'alpinisme en Europe centrale. Et pourtant cette « prison de peuples » disposait et dispose encore d'un vivier exceptionnel. En Tchécoslovaquie, entre autres, se distinguent Ondrej et Pavol Pochylý ainsi que Igor Koller. En Pologne on peut nommer Voytek Kurtyka et Ryszard Malczyk. En Allemagne de l'Est : Bernd Arnold. Depuis la fin des années 60, des deux côtés des Hautes Tatras (Pologne et Tchécoslovaquie), on observe un essor de l'escalade libre. Une nouvelle éthique naît : on cherche des lignes pures, on libère les itinéraires en artificiel. Ces nouvelles idées naissent dans les écoles d'escalade puis sont exportées dans les Tatras. Mais pour faire mieux, il faut du matériel adéquat... Celui fabriqué à l'Ouest est hors de prix.

L'apparition des premiers chaussons d'escalade Made in Czechoslovakia- « samolezki » (grimpe seul) élève le niveau des difficultés franchies. Ces chaussons sont fabriqués en petites séries et pratiquement introuvables. Les Polonais trouvent alors une solution en bricolant des chaussures de football ressemelées avec une gomme lisse.

En ce qui concerne le reste du matériel, c'est le parcours du combattant et les prouesses du « système D ». Les cordes locales sont de qualité suspecte. On utilise des casques de chantier ou de ski. En Tchécoslovaquie on trouve parfois les pitons et mousquetons Stubai. En RDA, les mousquetons fabriqués à partir de l'ancienne technologie Salewa sont en vente. Mais dans ce « paradis socialiste » la libre circulation des marchandises n'existe pas, les douaniers sont alors vigilants. Selon la légende les alpinistes polonais en venant de la Tchécoslovaquie ont remorqué, pour tromper l'ennemi, une voiture avec une chaîne faite de mousquetons. Les pitons et les broches en titane proviennent de l'Union soviétique, fabriqués avec les matériaux subtilisés dans l'industrie aéronautique. Les autres accessoires (piolets, jumars etc) venaient de la production des artisans-alpinistes. Certaines pièces sont des répliques fidèles de modèles occidentaux. Idem pour les baudriers, confectionnés avec des sangles industrielles. En voyant ce matériel à Chamonix, on prenait les Polonais et les Tchécoslovaques pour des brocanteurs !

La circulation dans les Hautes Tatras est strictement réglementée, car les montagnes sont classées Parc National. Les autorités ajoutent d'autres restrictions : les sommets frontaliers sont interdits (jusqu'en 1950), le passage de la frontière naturelle est également prohibé. Pour aller grimper alors sur les parois du côté slovaque, il faut faire un détour de vingt kilomètres et passer par le poste-frontière officiel, chose inimaginable dans les Alpes. Jusqu'au milieu des années 1970, les soldats, plantés sur les cimes, guettaient les incorrigibles qui voulaient grimper dans un « pays-frère ». Malheureusement aujourd'hui, en Pologne, cette aberration est toujours en vigueur. Cependant, depuis l'entrée de ce pays dans la Communauté européenne une exception est faite : un passage frontière est installé au sommet du Rysy (2503m, plus haut sommet de Pologne), et les alpinistes et touristes sont priés d'avoir sur eux un document officiel (passeport ou carte d'identité).
Les grimpeurs polonais et tchécoslovaques de l'époque n'avaient aucune intention de respecter cette limitation supplémentaire de liberté. Le passage clandestin de la frontière est ainsi devenu pour eux, le plus simplement du monde, le jeu du chat et la souris et presque un sport national. En cas de pépin, les alpinistes risquaient uniquement une amende pécuniaire.

Les soucis matériels n'empêchent en rien qu'un autre problème se pose : celui des cotations.
Voytek Kurtyka élabore dans les rochers de Cracovie son système de cotation qui développe le degré 6 sans jamais le dépasser. Les grimpeurs des autres régions de Pologne sont plutôt inspirés par le système américain qui développe le degré 5. De l'autre côté des Tatras, on préfère la prudence qui conduit à une sous-cotation des difficultés. Les grimpeurs polonais sont parfois surpris lors de leurs confrontations avec des voies modernes des Tatras slovaques, cotées souvent IV sup.

Pavol - l'Araignée

Pavol Pochylý (Pavel en tchèque) dit l'Araignée, naît le 25 septembre 1945 à Galanta, en Slovaquie, ville située à 50 km à l'est de Bratislava. Dans les années 50, les Pochylý déménagent dans la capitale. En 1959 Pavol a 14 ans. C'est un gamin souvent malade, tourmenté et révolté. Il découvre l'escalade, initié par un voisin. Les deux adolescents pratiquent le bloc sur les murs bordant le Danube puis découvrent les falaises en calcaire de Slovaquie. En 1961, Pavol initie à l'escalade son frère cadet - Ondrej. Ils s'entraînent sérieusement sur les falaises en grès de Slovaquie et dans les Petites Carpates. Ils y rencontrent Ján Durana, un grimpeur confirmé et très apprécié des débutants pour sa personnalité charismatique. C'est sous son contrôle que Pochylý gravit ses premiers itinéraires dans les Hautes Tatras, appelés les plus petites des hautes montagnes ou Alpes en miniature !


Pavol Pochyly

Jàn Durana regroupe autour de lui de jeunes et prometteurs grimpeurs de Bratislava. Parmi eux se trouve Pavol Pochylý. Le groupe construit son « camp de base » - un bivouac, appelé « Autobus ». Il est situé à proximité du refuge de Brncalova Chata, haut lieu d'alpinisme dans les Tatras et le fief des grimpeurs de haut niveau. Un jour Pavol demande aux grimpeurs chevronnés : Où se trouve Hockey ? (Itinéraire renommé de Lomnický stit). Personne ne prend au sérieux un maigrelet en tongs et jean déchiré.
Durant l'été 1962, Palo (diminutif de Pavol) gravit plusieurs classiques. En 1964, il répète en solo les quatre itinéraires les plus difficiles de la face ouest de Lomnický stit en 3 heures 30 minutes dont le célèbre Hockey, gravi en moins d'une heure.

En 1962, Pochylý s'attaque aux itinéraires nouveaux et laisse ses premières traces sur les parois les plus prestigieuses des Tatras. Sa légende commence avec La voie des dalles sur Malý hrot, entreprise aujourd'hui cotée 8 inf... Selon les Slovaques, c'est cet itinéraire qui a provoqué le conflit entre l'ancienne et la nouvelle génération des grimpeurs. Les défenseurs de l'alpinisme héroïque ont alors été obligés d'accepter le fait qu'en Tchécoslovaquie, on puisse grimper aussi à la façon des occidentaux. Ceci confirme les écrits ultérieurs de Milan Kundera qui, dans un essai, parle de l'attachement des pays de l'Europe centrale avec l'Ouest.

En 1967 c'est le boom. Pour commencer la saison Pavol, accompagné par son frère Ondrej et Peter Dieska, gravit dans un temps record de 2 heures Studnickova cesta sur Gáleria Ganku puis inscrit à son palmarès plusieurs nouveaux itinéraires sur les parois les plus convoitées des deux côtes des Tatras. La même année il récidive - au grand dam des Polonais - sur Kazalnica avec l'ouverture de la Superdirectissime. Pavol devient alors « l'Araignée ».

Jan Kielkowski - historien de l'alpinisme polonais - raconte: Nous avons inventé ce surnom tout de suite après la «Superdirectissime » et nommé leur itinéraire « La voie des Araignées » en référence aux « Araignées de Lecco » et les « Écureuils de Cortina ». Les Slovaques adoptent cette appellation en se demandant si elle fut une expression d'admiration ou de jalousie. Bientôt ceux qui accompagnent Pochylý pendant « ses premières » bénéficieront du même surnom collectif. Dans ce groupe se distinguent entre autres Peter et Yvan Dieska, Ján Durana et Jiri Unger Zrust. Mais pour les alpinistes slovaques et tchèques, l'appellation Araignée était et restera le synonyme de Pavol. Son surnom lui allait bien - raconte Durana - Pavol ressemblait à une Araignée.- Il avait des longs bras et jambes. Son torse était assez court, le centre de gravité de son corps était bien équilibré pour l'escalade.

Yvan Dieska raconte ; Pavol Pochylý grimpait selon sa devise : l'impossible n'est qu'une option parmi d'autres. Les Slovaques citent souvent une de ses phrases légendaires : Soit je passe, soit c'est la fin. Palo préférait les ascensions on sight et voyait d'un mauvais oeil les cordes fixes ainsi que l'utilisation abusive de pitons à expansion.

Karel Jakes raconte : Quand Palo rencontrait un passage dur, il se désencordait et le grimpait en solo intégral. Selon des mauvaises langues il poussait les risques au-delà du raisonnable. Parfois ces risques étaient justifiés par une bonne cause. À Malý Kezmarský stit Pavol a gravi sans assurance un mur déversant de la Directissime (qu'il a ouvert auparavant) pour secourir des alpinistes bloqués dans le passage-clé.


Malý Kezmarský stit, Tatras slovaques


Kazalnica (La Chaire), Tatras polonais

Sa politique veni vidi vici lui a coûté la séparation avec son frère. Ondrej était un puriste et préconisait l'utilisation des points naturels d'assurance.

Dans les Tatras, Pavol a gravi environ 350 itinéraires de grandes difficultés parmi lesquels 44 premières ascensions, dont plusieurs en hiver.
L'Araignée a endossé plusieurs autres surnoms : Terreur des Tatras, Oiseau de feu et Destructeur des traditions. Selon certains alpinistes, politiquement corrects envers le régime, il était l'Enfant terrible et le Mauvais élève de la république.

Son ami, Milan Matis, écrivit : Pavol était anticonformiste, il était persuadé que les règles de la vie doivent être identiques à celles de l'escalade. Révolté contre certaines lois il n'approuvait pas non plus les frontières entre les états.

Terreur des Tatras s'intéressait à la psychologie et a également validé quelques semestres à la faculté de droit de la capitale slovaque. Dostoïevski était son écrivain préféré.

Pendant l'invasion des chars soviétiques à Prague, Pavol se trouve dans les Tatras polonais. Les alpinistes locaux lui conseillent de rester en Pologne mais il rentre au pays. Il ne profite pas de la possibilité de quitter légalement la Tchécoslovaquie comme plusieurs de ses compatriotes. Il croit probablement encore au socialisme à visage humain d'Alexander Dubcek.

Malgré le régime qui se durcit, les alpinistes tchécoslovaques de haut niveau peuvent partir à l'Ouest, uniquement pour grimper. L'alpinisme devient alors, comme dans les autres pays du bloc, une fuite de la grisaille communiste et un tremplin pour l'obtention d'un passeport. Pavol en profite et constate qu'à l'ouest rien de nouveau. Il répète en solo quelques voies en falaise dans la région du Lac de Côme. En 1969, il effectue avec Claudio Corti et Jiri Unger Zrust l'ascension de la voie Lecco au Grand Capucin (probablement la deuxième)

Ondrej - le petit frère l'Araignée

Ondrej naît le 6 novembre à Galanta. Il commence l'escalade à 12 ans aux côtés de son frère Pavol. Il est considéré comme le précurseur du bloc et de l'escalade extrême en Tchécoslovaquie. Ondrej était aussi un farouche gardien de la philosophie « no bolt » élaborée dans les falaises gréseuses d'Adrspach, de Ceský ráj (Paradis de Bohème) et des rochers de Saxe en RDA. L'exemple de sa technique est Orange express sur Jastrabia veza et Puklina sur Lomnický stit.


Ondrej Pochyly

Il a également étudié la pédagogie puis a entraîné de jeunes grimpeurs slovaques. Il arrêtera l'escalade de haut niveau dans les années 90, suite à de nombreuses blessures.
Dans les Hautes Tatras il a gravi plus de 420 itinéraires parmi lesquels 150 en hiver dont 28 premières ascensions. En juillet 1984 il avait inauguré la Directissime du Grand Pilier d'Angle (avec Rudolf Hajducik et Jaroslav Jasko). La même année il répétait la Directissime Jöri Bardill sur le Pilier Central du Frêney (probablement la deuxième ascension)

Derrière les barreaux

Derrière le rideau de fer, le statut de l'objecteur de conscience n'existait pas. Palo fut mobilisé pour un service obligatoire de deux ans. Il signe son engagement puis déserte avec un ami dès la première permission. Il bascule ainsi pour la première fois dans l'univers de Surveiller et punir. Il restera 17 mois en prison.

Dans les années 70, la situation se durcit en CSSR. D'énormes portraits des pères de la révolution soviétique « embellissent les bâtiments » de Prague. L'oiseau de feu constate qu'il a eu tort de rester dans ce « paradis socialiste » et pense sérieusement à l'émigration. Le mauvais élève de la république essaie alors à plusieurs reprises de quitter le pays muni de faux passeports et se retrouve de nouveau derrière les barreaux.
La dernière condamnation de Pochylý concerne la fraude financière au préjudice de la Tchécoslovaquie ainsi que l'abus de fonds sociaux et publics. Pendant cette époque sombre de l'Europe centrale, les « crimes économiques » étaient sévèrement punis. Les sources slovaques disent que Pochylý fut condamné à onze ans de réclusion. Pendant le simulacre de son procès, Pavol fut présenté comme un « dangereux récidiviste ». Sa société fut liquidée. En vertu de l'amnistie ordonnée par le président Václav Havel, la sentence fut écourtée à 4 ans. Puis en 1990 Palo fut gracié. En tout, il aura passé environ 8 ans en prison, les meilleures années de sa vie. Aujourd'hui ses compatriotes considèrent qu'il fut victime du régime de Prague.

Dans la prison de Leopoldov, Pavol Pochylý est devenu un personnage charismatique, très apprécié des détenus. Pendant la révolution de velours, l'alpiniste slovaque est très actif et devient le représentant du collectif carcéral. Nous lui avons demandé de ne pas s'engager dans le mouvement. Nous voulions accélérer sa libération. Mais il n'y avait rien à faire -raconte son ami Milan Matis.

Pochylý est contre la violence en prison. Son pacifisme lui vaut quelques ennemis parmi les codétenus. Il réussit ainsi à empêcher la mutinerie, qui éclatera malgré tout plus tard, après sa libération, faisant cinq morts parmi les surveillants. En apprenant les évènements, Pochylý répondit ironiquement : Si j'avais été là-bas, j'aurais été la première victime. Un ancien fonctionnaire de l'établissement, Oto Lobodás, raconta : Pochylý a obtenu le changement du règlement interne qui est devenu plus « humain ». J'étais content de sa présence en novembre 1989, pendant cette période incertaine. Frantisek Bednár, un prisonnier politique, détenu dans la centrale, déclara : on ne l'appréciait pas pour sa force mais pour son mental. On pouvait discuter de tout. Ce n'était pas un intriguant, il ne collaborait pas avec les autorités.

En 1989 dans un reportage, tourné par la télévision tchécoslovaque à la prison de Leopoldov ses anciens compagnons ont eu du mal à reconnaître le visage de l'Araignée transformé par la maladie. Pavel Pochylý retrouve enfin la liberté mais il ne retournera jamais à l'escalade de haut niveau.

La Grande traversée des Tatras

En hiver 1970, après avoir purgé sa première peine, Pavol Pochylý gravit la Grande traversée des Tatras. L'itinéraire représente 75 km de long pour 22 kilomètres de dénivelé. Sa cotation moyenne : D (avec des passages de 6). Il effectue cette ascension en compagnie de son frère Ondrej et d'Ivan Dieska. L'entreprise fut réalisée avec soutien extérieur, elle dura 33 jours, du 8 février au 12 mars. C'était la première intégrale hivernale, proprement dit, de la Grande traversée. Auparavant cet itinéraire avait été gravi en 1959 par une expédition polonaise de six alpinistes dirigée par Andrzej Zawada. Leur réalisation est aujourd'hui contestée, car les sommets de la traversée étaient gravis uniquement par deux cordées de tête qui progressaient en alternance. Les autres alpinistes suivaient plus ou moins - selon Jan Kielkowski - à proximité du fond de la vallée.


Pavol Pochyly

Pochylý récidive en 1979, cette fois en solo hivernal, et gravit l'itinéraire en 15 jours (23 février-9 mars) Son ascension est réalisée sans aucun soutien extérieur et sans dépôts préalables de matériel et de nourriture. Son sac de 30 kilogrammes contient :
une corde d'hissage de 56 mètres
10 mètres de sangles et cordelettes en vrac
10 mousquetons légers
25 dégaines « maison »
1 piolet Cassin
une paire de crampons Salewa
1 casque
1 réchaud à pétrole
1 réchaud Bluet plus 5 cartouches
5 litres d'essence
ustensiles de cuisine
nourriture
vêtements
Dans son récit Pochylý ne parle pas de corde d'assurance. Probablement il progressait en solo. Sa réalisation anticipe les futures ascensions lihgt &fast, réalisées dans les plus hautes montagnes du monde par les alpinistes occidentaux et polonais.

Dans un magazine tchécoslovaque Pochylý explique ses motivations ;
Pourquoi la grande traversée en solitaire ?
Pendant mes discussions avec les jeunes alpinistes de mon pays, j'avais l'impression qu'ils étaient enfermés dans une coquille anarchique d'expéditions lourdes. Celles de l'époque des mammouths. J'étais persuadé que le retour à la forme classique de l'alpinisme était possible. Mais on me disait que j'étais un théoricien utopiste. J'ai choisi donc un seul objectif logique et difficile : la Grande traversée des Tatras. Sans dépôts intermédiaires de matériel et de nourriture et sans aucun soutien extérieur. Si je réussissais, des ascensions semblables pourraient être effectuées dans les plus hautes montagnes du monde.

Pourquoi en solitaire ? Au début je ne pensais pas au solo. Certaines ascensions en solitaire étaient glorifiées pour démontrer leur suprématie sur les ascensions collectives. Je suis contre cette philosophie. Je pense que les expéditions « lourdes » sont psychiquement plus difficiles, car leurs participants ont une responsabilité multiple. Tandis qu'en solo l'alpiniste est le seul responsable de ses erreurs et de leurs conséquences. Je suis persuadé que les alpinistes de mon pays, s'ils abandonnent les tendances actuelles, seront capables d'obtenir des résultats comparables au niveau mondial.

Eiger - la Directissime idéale

Cet itinéraire fut imaginée et tenté pour la première fois en 1935 par deux alpinistes allemands : Karl Mehringer et Max Sedlmayr. En 1962 les Polonais : Czeslaw Momatiuk et Stanislaw Mostowski reprennent le tracé des Munichois. C'est le premier essai dans le secteur depuis 1935. En 1963 et 1964 John Harlin effectue plusieurs tentatives infructueuses dans le même secteur, entre autres avec Ignazio Piussi et Robero Sorgato, René Desmaison et André Bertrand. Simultanément cette partie de Killer Mountain est visitée par les Saxons : Werner Bittner, Reiner Kauschke, Peter Siegert et Gerd Uhner.

Dans les années 70, on surnomme déjà cet itinéraire: la Directissime idéale. Cette ligne à l'aplomb du sommet est considérée comme la plus pure et la seule logique de l'Eiger.

Dans les années 70-80, ce secteur devient le terrain favori d'alpinistes de l'Europe centrale. En 1975, 1976 et 1978, trois équipes tchécoslovaques assiègent la paroi. En 1979 et 1980, les Polonais sont au rendez-vous. Durant hiver 1978, deux compatriotes de Pavol (Jiri Pechous et Jiri Slégl) périssent dans le terrain facile près de la Mouche.

En mars 1983, Pochylý, malgré l'annulation de son visa suisse, réussit à gagner la Kleine Scheidegg, accompagné de son ami cameraman Milan Matis. Pour Pavol, c'est la routine pratiquée dans les Tatras. Les deux hommes traversent clandestinement la frontière helvétique. Pochylý commence aussitôt l'ascension, car il craint d'être arrêté par la police suisse. Sa performance est filmée par les télévisions suisse et tchécoslovaque.

L'Araignée réussit la face nord en 13 jours du 20 mars au 2 avril 1983. Dans la partie inférieure (entre le 20 et 23 mars) il fut aidé, pour le transport du matériel, par Milan Matis.
Ses « bagages » contiennent :
- une corde double Edelrid de 50 mètres
- deux cordes de hissage de 50 mètres
- un piolet et un marteau Tyrolia, un Terrodactyl
- une paire de crampons Charlet-Moser.
- trois poignées Jumar, une frontale Petzl.
- vingt mousquetons
- six broches à glace
- quinze pitons dont dix spéciaux (n'ayant jamais servi)

Pour dormir, Pavol a prévu un hamac, une veste en duvet, une paire des chaussons. Selon ses habitudes, il préférait l'essence aux cartouches de gaz (4,5 litres). Pochylý a prévu de la nourriture pour 15 jours. En tout (vêtements et nourriture compris), il emporte dans la paroi près de 70 kilogrammes de matériel.

Pour gagner du temps, Pochylý faisait fréquemment des longueurs de 100 mètres. Il ne donne pas de précisions sur sa technique d'assurance en solitaire. Probablement il effectuait certaines longueurs en solo intégral.

Journal de l'Eiger

20 mars, dimanche, Nous sommes deux : Milan Matis - kameraman et Pavol Pochylý - un ancien alpiniste. Nos quatre sacs pèsent 70 kg et inspirent notre mauvaise humeur. Leur transport par les alpages enneigés est pire que le bagne. Nos dialogues sont des « trésors de langage ». La paroi nous accueille satisfaite de notre venue. Les couleurs sont fantastiques avec le soleil. Je grimpe environ 100 mètres sur le flanc gauche du premier pilier. Les sacs m'ont achevé. Il fait beau mais froid. Le premier bivouac se fait sur une grande vire.

21 mars, lundi. Milan descend chercher le reste du matériel. Mes mains saignent. Je vais sucer mes doigts jusqu'à la fin. 40 m en glace. Je suis trop rigide. Ma dernière ascension date de deux ans. J'ai quelques crampes mais il faut s'habituer au nouveau matériel. Je traverse en glace à droite du pilier. Je constate que mes nouveaux Charlet Moser à 14 dents tiennent à la perfection. La roche est « impossible ». J'ai grimpé en tirant 200 m de corde. J'attends Milan avec les sacs. Ils sont divisés en deux « paquets ». Avant la nuit, j'arrive sur une vire. Je commence à creuser un trou dans la neige qui s'effondre, je découvre une grotte. Je descends chercher Milan puis ensemble nous charrions les « bagages » vers la grotte. Elle est spacieuse. Notre bivouac est très confortable, bien que le vent nous ramène des coulées de poudreuse.

23 mars, mercredi. J'arrive 100 m au-dessus du premier ressaut. Milan tourne quelques séquences. Le terrain se raidit. Vers midi j'arrête ma progression. Au début de la soirée nous descendons jusqu'au premier névé. Je le descends sur du terrain facile. J'attends pour le voir au pied de la paroi. Il disparaît lentement en direction de l'Alpiglen. Je suis seul. À la nuit, j'arrive à la grotte pour profiter du dernier séjour dans « nos appartements ».

31 mars, jeudi. À 8 heures du matin je retourne sur la brèche. Je ne comprends plus rien. 5 mètres au-dessus de moi, j'aperçois un relais intermédiaire. Un rappel de 80 mètres est accroché sur les pitons. Je tire légèrement - les pitons sortent. 10 mètres plus haut, je découvre un objet sombre. C'est un sac à dos fixé dans une petite cheminée. Je l'évite prudemment et je gravis la base d'un petit éperon qui délimite la Mouche. Je suis sur les lieux de la tragédie de 1978. Plus loin sur le relais j'aperçois deux autres sacs pleins de matériel. Je récupère trois Jumars. J'essaie de comprendre, mais il vaut mieux ne pas y penser. J'y reste plusieurs heures. À 15 heures je continue ma progression. Je gravis un pilier peu incliné sur 150 mètres. Puis, quand celui-ci devient plus raide, je grimpe à gauche par des goulottes sur 100 mètres. Je crois pouvoir arriver la nuit au sommet. Il ne me reste qu'un peu de thé et du sucre.

2 avril. Je descends doucement, guidé par l'instinct. Les avalanches ont descendu, la neige est dure. Je glisse, après plusieurs saltos je m'immobilise. Tout va bien mais j'ai un peu mal à la tête. J'aperçois les lumières d'Eigergletcher qui me guident comme un phare. À 23 heures 30 je reviens à la civilisation.

Ainsi parlait l'Araignée

Dans le magazine tchécoslovaque qui publie son récit Pochylý précise :
Pourquoi l'Eiger ? Pourquoi la voie Sedlmayr-Mehringer ?

Dans les années 70 les alpinistes tchécoslovaques, mais pas uniquement, avaient pour ambition de vaincre les hautes montagnes au moyen d'expéditions himalayennes voire polaires. C'était un sérieux pas en arrière. La tragédie est et restera le symbole de la conquête de l'Eiger, la plus célèbre paroi des Alpes.

Je suis l'un des derniers précurseurs d'alpinisme extrême de Tchécoslovaquie encore en activité, je considérais avec colère ces expéditions comme la négation même du progrès en alpinisme. Mais aussi comme manque de respect envers la performance de Sedlmayr et Mehringer. Après avoir gravi leur itinéraire, je suis persuadé que sans le mauvais temps ils auraient atteint le sommet en 1935. Les parties supérieures de la paroi ne sont pas plus difficiles que celles qu'ils aient déjà gravies. Ils ont dépassé leur époque au même titre que Hiebeler avec son ascension hivernale de la paroi en style alpin en 1961. Je suis content que j'ai pu, dans un style semblable, finir leur voie et par cela leur rendre hommage.

Everest

En 1984, Pavol participe à l'expédition tchécoslovaque à l'Everest, endeuillée par la disparition de Jozef Psotka. Les entreprises collectives ne sont pas compatibles avec son individualisme. Déjà à Katmandou, Pavol dévoile sa conception personnelle de l'expédition. Il envisageait de s'attaquer en style alpin à la voie britannique de 1975 afin de réctifier son tracé. Son projet échouera. Il ne dépassera pas l'altitude de 8350 mètres et eut - selon ses adversaires - quelques problèmes pulmonaires. On lui reprochait aussi quelques excès de comportement et l'utilisation des anabolisants. Il voulait prouver la suprématie de la chimie sur l'homme. (...) L'expédition a perdu beaucoup d'energie à cause de Pochylý - rapportent des prticipants de l'expédition. Dans un livre consacré à l'expédition, le nom de Pochylý ne figure pas. Effacé à la manière orwélienne.
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La dernière sieste des Araignées

Février 2000. Vingt ans après leur séparation montagnarde, les frères Pochylý apparaissent soudainement dans les Hautes Tatras. Selon la dernière compagne de Pochylý, Katarina Gromova, les retrouvailles de deux frères n'étaient pas planifiées. Ils se sont donnés rendez-vous pour fêter en retard l'anniversaire du frère cadet de l'Araignée.

23 février 2000. Refuge Brncalova Chata. Rudolf (Rudo) Hajducík, compagnon d'Ondrej au Pilier d'Angle dirige au refuge un stage de jeunes alpinistes du club Karpatia. La cabane est pleine à craquer. Quelques alpinistes arrivent dans la soirée, parmi eux Ondrej Pochylý.

24 février. Ondrej sort en montagne pour tester sur la glace sa jambe blessée l'année dernière. Vers 18 heures, Pavol arrive au refuge à son tour. En le voyant, Rudo simule l'effroi : Oh ! Terreur des Tatras. Les alpinistes se retrouvent autour d'une bonne « mousse » tchèque, évoquant les souvenirs légendaires. Les jeunes sont fortement impressionnées par la présence de la cordée mythique. Leur venue augmente le moral des alpinistes découragés par le mauvais temps persistant.

25 février matin, le temps n'est guère meilleur mais plusieurs cordées sortent en montagne. Les Araignées choisissent une courte voie, qu'ils connaissent bien : Ypsilon de gauche sur la face nord de Malý Kezmarský stit, une paroi haute de 900m.
Vers 18 heures Rudo commence à s'inquiéter, car l'heure d'alarme, inscrite dans le registre des sorties du refuge, est déjà largement dépassée. Le temps est mauvais : tempête de neige. Quelques cordées sont déjà de retour. Les alpinistes slovaques pensent : ce sont les Araignées, ils connaissent l'itinéraire et vont se débrouiller malgré ce « temps de chien ». Rien ne peut leur arriver. Peut-être ont-ils descendu, pour se promener, dans une autre vallée et téléphoneront bientôt d'un autre refuge ? Il reste encore la dernière hypothèse : la pire...
Vers 20 heures Hajducík donne l'alerte et organise, à la manière de Lionel Terray, une action spontanée de sauvetage. La première tentative fut avortée : les alpinistes zigzaguent dans le brouillard. Rudo Hajducík alerte Horská Sluzba (Secours en montagne).

26 février. Vers 7 heures du matin deux groupes de sauvetage quittent le refuge en direction de Malý Kezmarský. Huit alpinistes empruntent l'itinéraire de l'Echelle allemande, le grand couloir-vire coupant la paroi en diagonale qui constitue normalement la voie de descente. Une cordée descend en rappel Ypsilon de gauche et trouve sur le deuxième relais une sangle coupée. La deuxième équipe de quatre alpinistes se rend au pied des goulottes envisagées par les deux frères : aucune trace des Pochylý. Vers onze heures tout monde retourne au refuge. Pour le moment, personne ne croit que quelque chose a pu arriver aux Araignées. Ils ont vécu les pires moments dans le passé.
Vers treize heures deux sauveteurs professionnels arrivent avec leurs chiens et inspectent tous les couloirs avoisinants. Ils trouvent une fausse piste - une vieille dégaine. Il fait mauvais : brouillard et vent violent, température - 7°C. Les alpinistes envisagent la dernière hypothèse : les Pochylý sont probablement tombés de l'Echelle allemande.

27 février. Par hasard au refuge se trouvent deux spécialistes de Malý Kezmarský (alpinistes et auteurs des topos du secteur), Pavol Jackovic et Jiri Skokan. Ce sont eux qui prennent en main la direction des opérations.
Tôt le matin, les sauveteurs partent avec les chiens au pied du cirque neigeux sous la face nord de la montagne. Ils sondent à nouveau, sans résultat, les couloirs des environs. Vers 11 heures, le brouillard se dissipe sous le Gendarme de Kezmarska Kopa. Rudo Hajducik observe de loin que les chiens ont trouvé une trace valable. Puis les alpinistes découvrent un spectacle macabre: quelques mètres au dessus de l'attaque de la Sieste du midi, on aperçoit les corps enneigés des Araignées. Leur corde accrochée à un bloc détaché.
Ondrej et Pavel Pochyly étaient encordés. Le jour de leur ascension, l'enneigement était important et la temperature élevée. Selon le scenario imaginé par Rudo Hajducik, les deux frères ont fini leur course en aboutissant sur la vire de la descente. Puis un des frères a declenché l'avalanche. On ne saura jamais le lequel. Probablement l'un d'eux a commencé la descente dans la coulée et entrainé l'autre. Les alpinistes disparus avaient leurs piolets aux poignets. Ont ils essayé de freiner leur descente ?


Transport des corps

La dernière chute des Araignées sur une vire, la fin de la legende. L'impossible est toujours une option... Hajducík et ses compagnons sont catastrophés. On nettoie les deux corps en silence puis on les transporte au refuge. Le lendemain les Araignées entamèrent leur dernière promenade dans les Hautes Tatras. Ján Durana exprimera plus tard une vérité poignante: Les bouffons, ils étaient pourtant encordés dans un couloir facile. Michal Orolin, alpiniste tchèque, dira trois jours plus tard: C'était un costaud, pas un trouillard qui tremble déjà deux mètres au dessus du sol.

Le 1er mars, les frères Pochyly sont inhumés dans le village slovaque de Petrova ves. Une sépulture fut edifiée au cimetière symbolique près du Popradské Pleso, dans les Tatras. Sur le mur de Brncalova Chata, on fixera plus tard une plaque commémorative.

Epilogue

En 2001, Pavol Pochylý fut élu (avant Zoltán Demján et Jozef Psotka) Alpiniste du centenaire à l'issue d'un plébiscite organisé par Jamesak, un magazine de sport. À cette occasion le milieu montagnard slovaque apprend l'existence de Peter, le frère ainé des Araignées. Il n'a jamais pratiqué l'escalade. C'est lui qui réceptionne le trophée.

La mort des Araignées était-elle due à la fatalité ? Etait-ce un geste volontaire ? Une mort banale comme pour beaucoup de grands alpinistes, sur un terrain pratiquement facile. Les frères Pochylý ont commencé à grimper ensemble. Ils ont disparu ensemble, encordés - comme l'écrivit John Harlin - avec ce cordon ombilical qui lie l'alpiniste à son compagnon. Ils ont disparu sur un sommet gravi auparavant à maintes reprises, entre autres par des itinéraires nouveaux. Rudolf Hajducik écrivit : ils ont disparu au pied de la paroi sur laquelle leurs noms sont gravis à jamais.

Certains auteurs slovaques évoquèrent une théorie de consolation : le mythe d'Arachné dans lequel la jeune fille fut transformée par Athéna en araignée pour pouvoir continuer son oeuvre et profiter de sa deuxième vie.

Pavol Pochylý était un personnage controversé. Malgré ses multiples facettes, il fut apprécié pour sa qualité majeure : celle d'être humain. Sa compagne Katarina Gromova raconte: parfois il se comportait comme un prince, parfois il était affreux. Mais je ne l'échangerais contre aucun autre homme.

Si Pochylý pratiquait l'escalade extrême, sa vie aussi était extrême. Certaines personnes du milieu de la montagne ont essayé de minorer l'importance de sa vision de l'alpinisme et banaliser ses réalisations y compris celle de l'Eiger. Les autres lui attribuent les nouveaux surnoms : Einstein de montagne ou Messner slovaque.

Alpiniste - journaliste Jiri Ruricka écrivit en 2007 : A l'époque, c'était le seul grimpeur obsédé par la qualité de l'escalade. Plusieurs alpinistes pensaient qu'il ne survivrait pas aux excès de sa prouesse. On le traitait de fou. Mais certains ont oublié qu'il a affronté les parois qui faisaient peur à l'ancienne génération. Ils ne savaient pas que naissait le nouveau style d'escalade pour lequel la préparation spécifique était indispensable.

Selon les historiens de l'alpinisme dans les Républiques Tchèque et Slovaque, Pavol Pochylý est le principal précurseur de l'alpinisme moderne en ex-Tchécoslovaquie. Ivan Dieska écrivit : A l'époque la plupart des alpinistes de notre pays étaient préoccupés par la conquête des sommets à l'étranger. Pavol a prouvé qu'à domicile il y avait de quoi faire, tout en restant au plus haut niveau mondial en matière de difficulté.
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La légende des Araignées est fortement ancrée dans la mémoire des alpinistes tchèques et slovaques. Après leur disparition, les réactions dans les médias de montagne soulignent le fait qu'ils avaient poussé l'escalade vers de nouveaux horizons. La jeune génération n'a pas oublié les frères Pochyly. En 2002, deux jeunes Slovaques ont ouvert un itinéraire extrême sur Jastrabia veza (La tour des faucons) Son nom : Les Araignées grimpent vers le ciel ( 8-/8, première ascension:: L. Fides i P. Ondrejovic, 5 septembre 2002.

Pour la fin de 2017 on attend la sortie d'un film consacré à Pavol Pochylý.



Dossier proposé par Piotr PACKOWSKI
Mis en ligne le samedi 30 décembre 2017 à 12:56:25

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