Cher René,

 

Je ne sais par où commencer cette dernière lettre que je t'écris, tant de souvenirs se bousculent dans mon esprit… Je suis tellement ému. C'est à travers ton livre la "Montagne à mains nues" que j'ai fait ta connaissance, je l'avais avalé d’une seule traite et j'ai dit alors à mon frère Dominique : "Tu verras, un jour je serais guide, comme Desmaison !" Je devais avoir une douzaine d'années. Ce livre est toujours l'un de mes livres de chevet, je l'ai tant lu et relu que la couverture s'est détachée, les pages jaunies sont cornées…

Un peu plus tard, j'avais eu l'occasion d'assister à l'une de tes conférences pour "Connaissances du monde" à Rouen. J'étais ado et tu m'avais embarqué en voyage dans les Andes avec tes images et tes commentaires de ta voix chantante, ce fut un moment extraordinaire ! J’'ai alors été frappé par ta vision de la montagne. Tu la racontais avec l'émerveillement d’'un enfant de manière simple et pure, on sentait que tu l'abordais comme un jeu avec beaucoup de plaisir. Tu ne partais pas en montagne comme au combat, surtout pas, tu aimais trop la montagne pour ça. Tu l'abordais avec ton instinct et ton mental hors du commun, tu composais en permanence avec elle, il y avait un véritable échange entre toi et la montagne. Tout cela, je l'ai perçu ce jour-là et cela a renforcé encore un peu plus ma motivation de devenir guide de haute montagne…

Tu vois, si j'ai réalisé mon rêve de gosse, c'est en partie grâce à toi, tu as été mon guide. Et certainement celui de générations d'alpinistes qui ont suivi ta voie et la suivront encore. C'est tellement important de connaître l’histoire et les hommes qui ont fait une discipline, de s'en inspirer... Cette transmission entre générations est si essentielle, vitale.

Plus tard, j'ai eu la chance immense, non seulement de te rencontrer, mais de partager avec toi des moments inoubliables en montagne, où j'ai pu apprendre, m'enrichir à tes côtés, tel l'élève et le maître. Un maître généreux, qui savait communiquer sa passion pour la montagne où le plaisir et le jeu étaient incontournables. La première fois que l'on est partis ensemble, c'était sur une expédition au Pérou : l'idée était de faire une immense traversée dans la "Cordillera Huayhua" avec Michel Arrizzi, Xavier Chappaz, Jacques Fouque, René Ghilini et Pascal ton fils… Sur place, on s'est rendus compte de l'impossibilité de ce projet dans le temps : il nous aurait fallu trois mois, René, pour réaliser cette traversée ! On en a beaucoup plaisanté et rigolé ! On a finalement fait un très beau sommet le Yerupaja (photo), et partagé des moments formidables avec toi. De retour à Huaraz, nous avions passé quelques soirées mémorables à "l’Imantata"au rythme de la musique péruvienne, nous avions suspendu dans un baudrier, "Pépé", ton ami hôtelier chez qui tu logeais toujours à Huaraz, devant son hôtel dans la grande rue centrale…

Ton insouciance, ta capacité à imaginer des itinéraires, pas toujours réalisables, ton goût et ta perception de l’aventure, ton optimisme, ton humour, ton humilité, mais aussi ton humanité nous ont tant apporté…

À tes côtés, j'ai compris qu’il n'y avait pas de grandes ou petites courses, mais que l'important était de vivre et de partager des instants précieux en montagne. Tu m'a appris que l’on ne combat pas la montagne, mais qu'il faut la ressentir et sans cesse composer avec elle, humblement…

La dernière fois que je t'ai eu au téléphone c'était en avril dernier, en pleine Face Nord de l'Eiger. Avec Valéry, mon compagnon de cordée, nous venions juste d'atteindre le bivouac de la mort. Tout s'était bien passé, mais j'avoue que j'étais un peu inquiet pour la journée du lendemain, il y avait beaucoup de neige dans la rampe… Tu as perçu ce doute en moi et tu m’'as dit :"T'en fais pas, vous avez la caisse, il fait grand beau… Prenez votre temps, faites-vous plaisir. Vous en viendrez bien à bout, pas de souci !" Ta belle voix, rassurante et sereine, m'a accompagné, porté, jusqu'au sommet. Il ne pouvait plus rien nous arriver.

Tu n'es plus là, mais je sais que tu veilleras encore sur nous tous.

Et puis tu continueras à nous faire rêver… Dans un coin de ma tête, j'ai toujours l’intention, le rêve, de faire la Gousseault-Desmaison que tu avais ouverte aux Grandes Jorasses, l'une des voies phares de l’alpinisme moderne ! C'est dire à quel point tu étais en avance sur ton temps et avec quelle audace !

Alors voilà René, mille mercis pour tout cela. Merci pour tout ce que tu as fait, pour tout ce que tu as apporté à l'alpinisme, pour la belle voie que tu as tracée pour nous tous, alpinistes d'aujourd’hui et de demain.

 

Christophe